L’Agonie
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L’Agonie
L’Agonie
Tu es poussé hors de la vie par l’exaspération qui monte en toi, vieil homme. Ce n’est d’abord qu’irritation de l’épiderme : le bruit des motos, les bavardages au téléphone, une prétendue musique dans le moindre bar, les trottinettes infantiles, l’anglicisation débordante, ces grosses femmes voilées, l’encombrement de ceux que tu appelles les ralentis, toi si vif, les innombrables ralentis, toi si seul.
Trop souvent une sorte de laideur morale te stupéfie. Une laideur qui n’est même pas intéressante. Ton esprit en est paralysé. Qu’ont-ils fait de leur vie ? Pourquoi ont-ils abîmé leur corps ? Pourquoi si mal vêtus ? Comment peut-on être aussi médiocre et n’en rien savoir ou n’en pas mourir ? Ils ne se connaissent pas et ne voient strictement rien, n’entendent rien, ne comprennent rien. Ils sont bien trop occupés à babiller.
Peu à peu tu es chassé de ce qu’ils appellent la modernité – ou plutôt, l’actualité : l’ordinaire vulgarité – qui était moindre autrefois, peut-être à cause de ton énergie, de ta force, du désir, ou de ta joie de vivre, mais aujourd’hui, assurément, tu as appris à la discerner, à la reconnaître, à ne plus l’admettre.
Et parfois, vieil homme, c’est un reproche plus personnel, insignifiant ou en tout cas infime, car tu es infime, absurdement infime, mais qui as-tu d’autre pour témoigner ? Ce n’est qu’un caillou dans ta chaussure, mais qu’as-tu d’autre que ton pied pour marcher ?
On t’a enlevé un banc en haut du boulevard, près de la brasserie, qui était une halte heureuse quand tu reviens de chez ton amoureuse dans la nuit. Ce n’est rien ? C’est pourtant une injustice. Plus il y a de vieux moins il y a de bancs.
C’est bien peu ? C’est beaucoup quand les petits cailloux sont additionnés. On a fait de toi un être triste et commun, toi qui étais la gaieté et l’extraordinaire même. On a fait de ta vie une existence inesthétique et douloureuse.
Enfin tu vas céder, tu renonces à cette vie. Tu exclues ce qui t’exclue. Ils ont gagné. Mourir est trop souvent en avoir assez.
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Mais voici un mouvement sur le boulevard, un léger déplacement, un bonheur – une eau fraîche !
Et tu résistes encore. Tu t’apaises. Tu te tiens bien droit sur le dernier banc de la ville à regarder la vie sauter à cloche-pied de flaque en flaque de pluie.