Pièce de théâtre : le mot fatidique
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Pièce de théâtre : le mot fatidique
Petite pièce de théâtre écrite il y a des années. Elle nous fait relativiser notre confinement actuel.
Petite vidéo pour se mettre en appétit😊😋 :
https://m.youtube.com/watch?v=PuOPEe7_ifM&t=14s
A. et B. sont seuls au milieu de l’océan et, dans leur costume de bal, comme des pingouins, ils ne parviennent pas à se noyer. L’eau est à 21°. Apparaît au loin l’aileron d’un grand requin blanc.
A. Vous auriez dû me dire ça avant. Maintenant, nous allons être affreusement en retard.
B. Et vous ? Vous saviez que vous saviez nager ?
A. Effectivement, je l’ignorais. Mais, voyez-vous, à l’université nous ne perdons pas de temps à savoir ce que nous savons. La liste serait trop fastueuse.
B. Fastidieuse, voulez-vous sans doute dire. Si vous ne savez pas qu’une liste exhaustive de nos connaissances est « fastidieuse » est non « fastueuse » comme nos fêtes, vous n’y êtes pas, mon pauvre ami. Voyons.
A. Certes. Mais à défaut de savoir me noyer, je saurais encore vous noyer, alors veillez à ne pas franchir la limite, vous serez aimable.
B. Quelle limite ? Nous sommes au milieu de nulle part. Que des vagues à perte de vue.
A. Quelle limite ? Tenez… cette vague-là qui vient vers nous.
B. Non, cher ami. Ceci est un aileron de requin.
A. Allons pour un aileron de requin. Il sera la limite à ne franchir sous peine de noyade homicide.
B. Que de vocabulaire. Vous m’ébouriffez.
A. J’ébouriffe volontiers, en effet. J’époustoufle aussi parfois, cela m’arrive, je le reconnais honteusement. J’esbroufe plus rarement, mais qu’est-ce que je bouffe, en revanche. Les cours, que voulez-vous, les cours. Cela nourrit son homme.
B. Je demande à voir. Vos tripes doivent être en or ! Pour ma part, j’interpelle plus que je n’intercède, quand je n’interdis pas ou que je n’interjette pas quelque appel au vol.
A. Quelle énergie ! Vous barbotez, du reste, comme vous respirez.
B. En effet, j’ai appris cela au Palais. Entre deux renvois, je barbote volontiers. Et vous, quand trouvez-vous le temps ?
A. Entre deux examens, j’avoue que je craque. Au diable, les étudiants. Je les plante, dans le dos évidemment, et je barbote. Mais entre barboter et nager, je pensais qu’il y avait Longchamp.
B. Non, tout juste y a-t-il, j’imagine, la même nuance qu’être d’un côté ou de l’autre du box des accusés. Cela se joue à rien parfois. Si vous saviez, le nombre de fois où je me suis trompé de perchoir, mon pauvre ami ! Mais bon, comme personne n’a jamais rien dit, hein.
A. Pardonnez-moi mais je crois que cet aimable requin qui patiente sagement souhaite intervenir.
Le requin : Excusez-moi de vous déranger, mais l’un de vous, voire tous deux sans vouloir pousser le bouchon trop loin, voudrait-il me servir d’encas, s’il vous plaît ?
B. Volontiers accepterions-nous votre invitation, cher ami, mais, voyez-vous, nous sommes déjà invités et affreusement en retard.
A. En effet. Et croyez bien que nous en sommes désolés. Malheureusement, comme nous savons nager, c’est un fait, eh bien nous devons attendre je ne sais quel émissaire de nos hôtes. Afin de nous guider, bien sûr.
B. Barboter, plus exactement, mais oui, nous pouvons nous targuer de ne pas savoir nous noyer. Vous non plus, du reste.
Le requin : Hélas ! C’est une expérience que je ne connaîtrai jamais, en effet.
B. Et vous le vivez bien ? Vous n’êtes pas suivi, rassurez-moi ? Tous mes amis du Palais le sont.
Le requin : Non, je ne suis suivi que par les pêcheurs.
A. C’est déjà ça. Ils pourraient vous abandonner à l’ennui de cette immensité et vous seriez alors bien avancé.
Le requin : Vous savez, ici, il a toujours quelque plaisancier à croquer ou quelque baigneur à terroriser. Mais dans le fond les nuits sont longues, c’est vrai.
B. Cher ami, pour ce repas qui nous attend au fond de l’eau, pourquoi ne pas vous joindre à nous ? Vous rencontreriez des personnes charmantes et cela vous tirerait de votre errance, non ? Qu’en dites-vous ?
A. Pour ma part, je trouve que c’est une très bonne idée.
Le requin : Votre amitié me touche, croyez-le bien, mais je dois malheureusement décliner votre invitation.
B. Pourquoi donc, grands dieux ? Vous serez bien mieux à festoyer avec nos amis que seul au fond de vos eaux poisseuses
A. Vous êtes bien indiscret, mon ami. Et ses eaux sont poissonneuses.
B. Bref, qu’elles soient bien ce qu’elles veulent et que Monsieur daigne nous accompagner.
A. Au fond de l’océan, avec nos hôtes surprises ?
B. Parfaitement. Nous causerons politique, littérature et, soyons fous, de femmes.
A. De femmes ? Allons bon. Nos rires ou nos larmes occasionneraient des raz de marées.
Le requin : Je ne voudrais pas paraître importun, mais je me dois de vous laisser. La route est encore longue.
B. Restez, mon bon ami, restez. Vous nous distrayez. Nous qui savons barboter n’avons d’autre loisir que la discutaille. Alors discutaillons.
A. Et ne taillons ni la route ni la viande.
B. Ah, je reconnais bien là votre déformation d’universitaire. Toujours à pinailler et taillader le verbe. Bref, cher convive, pourquoi ne pas vous joindre à nous ? La route n’est pas une excuse. Je sens en vous quelque mobile inavouable.
Le requin : Vous savez… Les relations sociales ne sont pas faciles quand on traîne une réputation comme la mienne… A peine voit-on mon aileron ou mon museau que l’on fuit… Je n’ai pas d’amis, à dire vrai. De plus, il faut toujours que j’essuie un refus dès que je tente quelque chose.
A. et B. Oh… C’est triste.
Le requin : Pourquoi personne ne veut-il en aucun cas être mon encas, mon repas ou même simplement la cerise de mon dessert en m’offrant, je ne sais pas, un poignet, une cheville ? Suis-je si repoussant que cela ? Avec mes colocataires de la mer, les dauphins pour ne pas les nommer, tout se passe bien : il y a la queue pour nager avec eux. Moi…
B. Êtes-vous attristé par notre refus, cher requin ? Comprenez-nous, nous avons des obligations. Il nous a fallu batailler des mois avec toute la jungle de Paris pour obtenir ces deux misérables places sur ce rafiot à la dérive. On nous a promis un réveillon inoubliable au fond de l’océan. Avec menu et convives surprises, tirez sur le valet.
A. Non, cher ami, trié sur le volet, comme nous. Déformation, encore, déformation…. Chacun la nôtre !
Le requin : Mais, dites-moi, ça vous arracherait la gueule de me servir d’encas, sérieusement, les gars ?
A. et B. tiennent un conciliabule en faisant des bulles dans l’eau. Leurs neurones rissolent sur l’écume.
A. Pour ma part oui, à vrai dire, sauf votre respect. Je ne tiens pas, par exemple, à me présenter au repas avec, mettons, une mâchoire en moins. Cela ferait négligé, vous comprenez, j’espère.
Le requin : Je sais bien… C’est ce que disaient tous vos collègues… Mais comprenez-moi, je suis atteint dans mon identité même de requin. C’est comme une danseuse étoile condamnée à danser pieds nus dans la boue. On frôle à chaque seconde un accident neurasthénique du travail… Chaque matin, j’ai envie de demander des RTT mais comme je suis mon propre patron et qu’il faut bien se nourrir… cela reviendrait à couler ma boîte… Vous comprenez…. Allez, juste une oreille…
A. Peut-être pourrions-nous reparler de tout cela après notre repas, non ? Je me ferais une joie de vous sortir de l’embarras.
B. Et moi, je vous conseille un ami praticien. Tenez, voici sa carte. Tout Paris s’y rue, vous savez. Il opine aux misères de ce monde comme personne. Il pourra sans doute quelque chose pour vous.
A. Très bien, je propose que nous y allions maintenant, nous allons finir par être en retard.
Le requin : Mangeriez-vous à quelque table de ma connaissance ? Je pourrais vous y conduire.
A. On avait rendez-vous au fond de l’océan, sans autre précision, mais malheureusement nous savons tous deux barboter. Nous voilà bien embêtés, en vérité. Mais je me répète, là, je crois. Déformation professionnelle, encore. Désolé.
Nouveau conciliabule entre A. et B.
A. Mon ami et moi aimerions assez que vous nous couliez. Vous devez bien connaître quelque technique infaillible.
B. Très sincèrement, nous vous en serions reconnaissants. Nous ferions nous-mêmes des recherches pour vous trouver des amis.
Silence gêné du requin.
A. Eh bien, décidez-vous, bon sang ! Nous avons un réveillon qui nous attend au fond de l’eau.
Le requin : Ah ! Pauvres de vous ! Vous avez lâché le mot fatidique ! Sang ! Je le savais, mais je voulais résister, tant pis pour vous ! La seule table disponible ce soir comme tous les soirs se trouve dans mon estomac ! Ah !...
Il se jette sur A. et le dévore.
B. Eh bien voilà ce que j’appelle un réveillon réussi. Tiens, A. possédait de jolis organes, finalement.
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