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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril

Publié le 7 avr. 2020 Mis à jour le 28 sept. 2020 Culture
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 7 avril

 

6 avril

 

Je n’avais pas cru tout de suite à l’efficacité du confine­ment dans ses débuts et je n’étais pas le seul, mais au contraire des habi­tants de la ville qui en riaient et continuaient leurs occupations favorites, je suis d’une nature soumise et, anticipant largement la date des restrictions à nos dé­placements, je n’avais pas tardé à stocker des pro­vi­sions dans ma cave, dans le moindre pla­card, jusque sous mon lit, allant jusqu’à vi­der certaines étagères de ma bi­bliothèque pour y entrepo­ser des pâtes et des conserves, ce qui n’est pas né­cessairement un scandale. Par ailleurs, je ne suis jamais sorti beaucoup de chez moi dans ma vie, ne trouvant que peu d’intérêt à ce qui passe à l’extérieur, et je n’eus donc aucune peine à sortir encore moins, confir­mant dans leur jugement les rares personnes que je fré­quente : qu’est-ce qu’il y a tellement à l’intérieur ?

Moi-même !

Je suis assez peu compris.

Quand l’épidémie s’est étendue, c’était à devenir fou d’appréhender un ennemi invisible qui peut se trouver par­tout où vous portez la main, même sur le corps d’une femme. La femme ! si innocente. Que l’invisibilité soit une propriété de Dieu ne me gênait pas outre mesure, mais qu’elle soit un grouillement scandaleux de virus sur la rampe de mon escalier, la clé de ma serrure, mes sacs de provision, la porte de mon frigo, était du domaine des films d’horreur les plus insoutenables. L’imagination est le pire des maux. Je n’avais vu de ma vie dans un carton de supermar­ché la moindre menace extra­terrestre avec des yeux globuleux et deux antennes tactiles. Je suis fou, mais pas tant que ça. Toutefois la science l’affirmait et nous croyons à la science comme nous avions cru en Dieu. Qu’un boîtier d’œufs en polysty­rène ait eu sur sa personne assez neutre une prolifération de moisissures virales était accablant à supposer et cela vous dégoûte des omelettes, et même des œufs mimosas. Un œuf ! ce qu’il y a de plus in­no­cent au monde, à part la femme, donc. Mes œufs ! Mes oi­gnons ! Mes poireaux ! Mes brocolis ! ces enfants !

L’Invisible – notre passion – est insoutenable.

Une fois mes provisions désinfectées et rangées, j’avais cal­culé en avoir pour largement deux mois. C’était il y a un mois. Bien des évènements ont eu lieu, beaucoup de programmés ont été an­nulés, nous n’en parlerons pas, de toute façon je n’ai pas tellement de goût pour les concours de pétanque. Des évè­nements qui se produisirent un seul est vrai­ment no­table, à l’exception de la multitude des morts, de l’effondrement économique de la région, du lynchage de notre maire – et ce fut mon état de santé.

Il était parfait.

Je n’avais jamais été aussi bien depuis mon adolescence où, de toute façon, c’était à l’époque mon moral qui n’allait pas, les filles, cette innocence !

Il fallait l’admettre, à considérer depuis mes fenêtres les chutes, les cris, les amoncellements d’habitants, si je me maintenais en aussi bonne santé, cela ne pouvait provenir que d’une cause.

Mon séjour dans la fosse m’avait immunisé.

Par quel miracle je n’aurais su le dire, mais s’il est connu (un peu trop connu) que « ce qui ne vous brise pas vous bronze » ou « que ce qui ne tue pas rend plus fort », il est rare de le dire sans que le ridicule vous exter­mine. Je me contenterai donc d’estimer que j’aimais croire en mon im­munité.

Pour m’en assurer ces derniers jours, au retour des courses (on manque toujours de quelque chose, même en plein malheur), bien loin de l’état d’esprit que je décrivais il y a peu, je passais largement la main sur mes pro­visions, et je mettais mes doigts dans ma bouche. Occupa­tion un peu enfantine, je l’admets. Elle me permet toute­fois de témoigner que le virus n’a pas de goût. J’en agis­sais de même avec tout ce qui se présentait et que j’aurais pu po­tentiellement partager avec mes contemporains, ce qui jusqu’alors m’aurait paru hautement improbable : avoir quoi que ce soit de commun. J’aurais même léché les joues d’un mort – cette sorte de Jugement de Dieu.

À en croire ces épreuves, je ne risquais plus rien – sauf ma santé mentale. En effet, je n’exposerai plus rien de mes spécula­tions et de mes expériences sous peine de passer pour dé­ment – quoi que… Auprès de qui ? Je ne suis pas si nom­breux.

Consacrons-nous plutôt dans ma cave obscure sous la lumière blême de l’arc de lune du soupirail à mon étude objective du cer­veau de la lamproie.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[Bunuel]

 

 

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