JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 28 mars
Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 28 mars
Les premiers jours furent insouciants. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu des nouvelles de la mort. On considérait dans les milieux bien informés qu’elle n’avait plus lieu d’être. L’idée d’une surhumanité battait son plein, la confiance régnait, à cheval sur l’ignorance. Les fracas de la guerre battaient la mesure du Temps dans le lointain, à peine audibles. En revanche, les buildings s’effondraient à tout va dans les films de catastrophe, et les Hommes forts, comme on dit aux Halles, s’entretuaient d’un plan à l’autre, si on zappait les chaînes de télévision. La mort était la sorcière d’un conte de fées pour grands enfants.
La civilisation allait déchanter. Si philosopher est apprendre à mourir, pensée de Montaigne célébrée dans les manuels des écoles, nous allions philosopher à en mourir.
Nous n’en étions pas là. Nous en étions à la frivolité des gens bien nourris qui envisagent un petit jeûne comme roboratif.
En ont témoigné les premiers jours du Journal de l’année de la peste, découverts dans un vieil ordinateur au fond des ruines d’une cave.
Reprenons le cours malheureux du journal.
Criée
28 mars
J’avais besoin de ce répit et en quelque sorte » de m’être retrempé dans la source des jours heureux, d’y avoir repris des forces comme le titan afin de poursuivre ma terrible relation au fond de cette cave allumée de la seule lueur du soupirail. L’homme est aussi nombreux que ses humeurs.
Je me fais du souci pour la bonne santé mentale de mes concitoyens. Rien n’en apparaît à cause des restrictions de déplacements et d’entretiens, mais ma vocation m’amène inexorablement à témoigner pour tous.
C’est ainsi que je consulte, non sans un certain sang-froid malgré l’effarement, chaque matin que Dieu nous fait, le baromètre de ma lucidité. Elle baisse.
J’en veux pour preuve la journée d’hier.
Je m’étais décidé à sortir de chez moi au crépuscule, sans but bien précis, à ce que je croyais. Ayant évité astucieusement toutes les patrouilles de police qui contrôlaient la population, pour finir, je me retrouvais tourner autour de la fosse comme un fauve au zoo réfléchissant à ce qui avait bien pu se produire pour en être là.
Je dois convenir que la fosse m’attire mystérieusement. Je vous passe, à la vue de la cavité âpre, mes humbles réflexions sur le sens de la vie, nous les avons tous vécues, et pas qu’un peu, ne les épluchons pas comme une orange amère. En revanche il n’a pas dû être donné à beaucoup de faire l’expérience que je me dois de raconter.
Les grandes manœuvre étaient menées en général à la tombée de la nuit. La mairie devait estimer que les rideaux de l’obscurité seraient une sorte de décence où ensevelir de si lugubres pratiques. N’insistons pas. La lumière du jour était donc des plus faibles et ne permettait pas tout à fait de chiffrer le nombre des convois. C’était mieux ainsi. Si l’art du calcul sur les doigts y perd, la pudeur y gagne – un peu comme dans les orgies (j’emploie ce mot tristement désuet par respect pour mon sujet).
J’en étais là de mes observations quand un convoi m’approcha de si près qu’il manqua me rouler dessus – ou sur les pieds, ce qui aurait été du plus haut comique. J’allais crier mon indignation, quand j’eus le souffle coupé. À peine arrivé au bord de la fosse, le camion s’étant avancé à reculons, la benne se souleva et déversa divers choc mous… l’équivalent d’une marée de poissons à la criée, les ventres argentés brillant faiblement sous la lumière de la lune qui haussait sa face étonnée hors d’un nuage.
Ce fut fait sans aucun soin et sans cérémonie. Le silence qui suivit fut sinistre. Une marche funèbre aurait été du french cancan à côté de ce silence implacable. Je n’eus le temps de reconnaître personne dans le banc des poissons, et c’est tant mieux. J’étais déjà en train de courir vers ma maison en agitant mes bras dans tous les sens comme qui chasse des chauves-souris, mais sans un cri, soucieux, malgré la frayeur, de ne pas trahir mon cas aux patrouilles nocturnes de la police municipale.
Ce souvenir m’émeut encore trop pour que j’aie la force d’exposer le plus affolant : je m’y reprendrai plus tard si ma raison a tenu le coup, mais rien n’est sûr.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Robert et Shana ParkerHarisson]