JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 25 mars
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 25 mars
Des nouvelles récentes de notre fosse
25 mars
Bientôt, on dut interdire l’accès de la fosse.
Le conseil municipal apprécia d’abord qu’elle eût tant de succès, mais il finit par admettre qu’elle en avait trop. En effet, d’étranges pratiques se donnèrent libre cours. De bien braves gens, commerçants et notables, jusque là peu enclins aux désordres, se changèrent en ménades du jour au lendemain, et ces bacchantes quincaillers ou notaires allaient se jeter dans la fosse avec des cris d’allégresse, ce qui n’aurait pas été si grave, mais dans la fureur extatique de leur élan ils bousculaient de paisibles badauds, postés autour du Trou comme ils l’avaient été de tout temps autour de tous les chantiers du monde, et ils les entraînaient dans leur élévation mystique qui avait tout d’une chute.
Ces pratiques singulières impressionnaient les érudits – historiens et anthropologues – qui vinrent en foule étudier, carnet de notes à la main, la trajectoire des chutes et, par la suite, spéculaient entre eux dans de grands débats à la tv, ou à l’écart, au café du coin, sur les motifs de tant de déraison.
Le retentissement était grand. On ne se lasse jamais d’être distrait. L’idée de bâtir des gradins pour assister au spectacle des sacrifices ne fut pas retenue. Des barrières auraient pourtant séparé le public des pratiquants. Les exaltés manquèrent sans doute d’un leader auprès de la mairie. Il est vrai que la spontanéité du geste se prêtait mal aux hiérarchies.
Ce comportement désordonné se développant dans la population la plus pauvre et intellectuellement démunie, on amena par mesure de prévention des classes entières d’écoliers assister à l’évènement et il en fut tiré de grands enseignements sur la conduite de la vie et les risques encourus si on n’avait pas ça de bon sens. Les écoliers repartaient, confiants dans leur destin et riches de cette leçon de choses.
L‘obscurantisme des fanatiques n’eut bientôt plus de limites. On les vit pousser devant eux femme et enfants avec des manières de berger dément et ces hallucinés les basculaient dans le vide avant de s’y jeter eux-mêmes avec un même cri qui gagnait depuis peu les esprits enfiévrés par une rapide contagion : « Le Trou est grand ! Le Trou est grand ! Le maire est son prophète ! » Les femmes, jamais en reste d’attitudes romantiques, participaient avec ferveur à ces dérives mystiques. Les enfants étaient plus dubitatifs.
La mairie, très gênée, interdit les abords de la fosse. Il fallut faire appel à l’armée tant la demande était grande et les premiers défilés militaires entrèrent dans la ville. La dernière fois que je suis allé apprécier de près les contours du problème, me mêlant aux gradés, je trouvai ces hommes aguerris très hésitants sur la conduite à tenir et de moins en moins enclins à mater les rébellions parmi leurs troupes gagnées par les délires frénétiques.
Je rentrai chez moi assez vite, augurant mal de l’avenir de l’Espèce. Le mal ne semblait plus ce qu’on avait cru.
Visite à la fosse
26 mars
Il est difficile de trouver les mots pour exprimer toute l’horreur de la situation. Or c’est censé être mon but : établir un exposé le plus exact possible pour l’édification des sociétés futures, s’il y en a.
Donc il fallait sortir de chez soi et s’exposer à tous les dangers. Ce jour-là, j’ouvris d’une main tremblante la porte de mon domicile, non sans jeter un regard rapide aux alentours, le règlement des infractions dans les sorties étant assez sévère – et même carrément exorbitant.
Il y avait un pigeon sur la tête de la statue du square.
L’esprit plus libre et le pas plus sûr, je m’aventurai dans la ville désertée. Je n’eus pas fait quelques pas qu’une fenêtre s’ouvrit dans l’immeuble que je longeais et de l’eau glacée me fut déversée sur la tête depuis un seau. Oh ! Etrange coutume. Je goutai du bout de la langue. Assurément de l’eau de Javel. Je compris enfin l’aimable attention. On souhaitait me désinfecter. La moyenne de mes contemporains n’a pas le jugement très sûr mais on ne peut douter de ses bonnes intentions. Je saluai dans la direction de la fenêtre aussitôt refermée. La maladresse touchante des braves gens m’émouvra toujours.
La fosse n’était pas loin, elle n’est jamais très loin.
Je m’avançai vers le bord où de rares personnes se tenaient à bonne distance les uns des autres, la tête penchée, les mains dans le dos, ou se donnaient l’apparence d’une fausse désinvolture et par bravade tenaient leurs mains dans les poches, sifflotant. Un trop grand nombre est une abstraction qui ne permet plus de s’affliger sincèrement. L’imagination ne porte pas si loin ou si grand, alors qu’elle s’accable de la disparition d’un voisin ou du petit chat. C’est injuste mais vrai.
Ces considérations me venaient à la vue de Dujardin, qui avait été mon voisin, justement. Il ne le serait plus. Ou peut-être que si, mais je ne le souhaitais pas. Dujardin était difficile à distinguer dans la fosse, un peu comme une vague n’est pas aisément discernable d’une autre vague au milieu de milliers de vagues.
J’avais eu de la chance sur ce coup-là et je repris assez rapidement le chemin de ma demeure où je pus rendre compte de ma mission : le cher homme n’était pas au comptoir de son bar favori malgré les consignes, comme espéré par son épouse, et il n’y serait jamais plus. – J’eus donc l’occasion de consoler Agathe Dujardin en larmes.
L’amour est comme la littérature, il se mérite au prix des plus grands risques et au mépris des plus extrêmes sacrifices. J’avais confiance. Je ne crois pas en grand-chose, il faut l’admettre, et je ne croyais surtout pas que l’épidémie aurait l’indécence d’entrer en tiers dans notre émotion. L‘amour est fort comme la mort.
– Qu’est-ce que vous sentez ?
En effet. L’eau de Javel veillait.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Auteur de l’image non identifié]