JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 20 mai
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 20 mai
20 mai
Je n’allais pas me laisser impressionner, après tout j’avais survécu à deux guerres mondiales. Les services de santé de la mairie me conseillait de « garder la maison » par souci de mon âge et de ma santé. C’était bien aimable, je gardais la maison. J’allai me laisser oublier, même de ceux qui ne me connaissaient pas.
La vérité est que j’avais toujours été confiné. Rentier de naissance comme de formation, je connaissais tout de la « distanciation sociale » avant qu’elle fut mise en pratique. Rien ne m’étonna. Par bonheur, je n’avais jamais eu la tentation d’agir, ou si peu : préférant imaginer quelle aurait pu être ma vie, j’ai vécu 1001 vies et ne m’en tirais pas trop mal, sauf vers la fin qui était rarement heureuse.
Cependant, il m’était laissé toute latitude pour faire de moi ce que je voulais, le conseil municipal comptant sur mon sens des responsabilités. Je me demandais comment il avait su. Il y avait fortement ancrée en moi dès les débuts – dès mon berceau ? – l’idée que nous étions tous les porteurs sains d’une maladie incurable que j’allais mettre du temps à nommer – ou plutôt je lui donnais trop de noms dans mon égarement.
Quand, au décret de confinement, j’ai été rejoint dans mes loisirs par une grande partie de la population active, il me sembla que rentraient à la maison toutes sortes de petits frères longtemps égarés dans la sombre forêt, mais sans les désavantages des petits frères, le tapage, la bave et l’admiration idiote, c’était mieux ainsi, je n’avais aucun goût pour les familles nombreuses.
Moi qui devais rendre témoignage de ce qui nous abîmait, j’appris alors beaucoup de la contagion. Nous avions toujours su que les épidémies étaient le plus terrible ennemi de l’humanité, aucun peuple n’égalait leur brutalité bornée, nous leur avions cherché au cours des siècles des causes matérielles pour les expliquer, parce que nous étions raisonnables : c’était tenir la compréhension du monde dans notre petite paume. Nous leur avions donné des noms glorieux pour nous consoler, parce que nous étions fous : c’était se prêter trop d’importance s’imaginer mourir sous les coups d’une colère divine. Un être insignifiant, sans but et sans cause, était lapidé par la main d’un dieu, quel magnifique non-sens !
Ce n’était pas tout à fait exact.
Le mal était le moindre de nos maux. Même cette grandeur du désastre, nous n’en étions pas dignes. Nous étions si bêtes. Notre mal était plus profond que le mal, il n’avait ni les ailes de la chauve-souris chinoise ni les dents du bonheur de nos compagnons de voyage les rats, depuis les cavernes il avait été en nous, coriace et buté, le fameux ver dans la pomme, le ver luisant, gras et qu’on coupera menu sans qu’il y perde en increvable vitalité : nous ne nous aimions pas et nous n’avions aucune raison de nous aimer ou nous ne savions pas quelle raison trouver pour nous aimer, ou pour si peu de temps que c’était perdre son temps – comme s’il y avait eu mieux à faire que de perdre son temps.
Nous étions si maladroits. Nous n’étions pas une espèce viable, nous ne savions vraiment que compter nos morts. Nous en aurons bientôt fini.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Auteur de l’image non identifié]