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Dans les pas d'Alain Péters

Dans les pas d'Alain Péters

Publié le 10 juil. 2020 Mis à jour le 10 juil. 2020 Musique
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Dans les pas d'Alain Péters

Un grand artiste disparaissait

C'était il y a 25 ans, le 12 juillet 1995, Alain Péters succombait à une attaque cardiaque en pleine rue. Ce musicien méconnu a largement contribué à moderniser un genre musical ancestral, le maloya., la musique subversive des esclaves réunionnais.

J'ai écrit une biographie dont voici les premiers mots, le reste est à venir :

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Alain Péters est mort le 12 juillet 1995, foudroyé en pleine rue par une crise cardiaque. Il laisse derrière lui une œuvre singulière, qui s'inscrit dans un patrimoine musical riche et mouvant. Ses chansons dépassent tout ce qui s'est fait d'autre sur l'île de La Réunion. Elles sont la synthèse de l'histoire, de la musique et de la langue d'une terre bien plus proche de nous que ce que pourrait nous laisser croire l'éloignement géographique. Alain Péters s'y raconte avec une simplicité bouleversante et bouscule l'ordre établi.

La création artistique n'est pas une ligne continue, un flot constant qui avance toujours à la même vitesse. C'est plutôt un torrent dont le cours est tributaire des cahots, des personnalités. Un seul homme peut toujours tout changer à tout moment et donner à l'histoire une nouvelle orientation, une autre voie à explorer. L'histoire de l'art dans son ensemble n'est qu'accidents. Elle dépend de quelques grandes figures qui ont su imposer des œuvres hors normes et casser ainsi le cours lent des choses, en ne répondant pas aux attentes précises d'un public, mais en créant de nouvelles possibilités à partir de rien. Il est impossible de savoir à quoi aurait pu ressembler notre paysage culturel si l'une ou l'autre de ces grandes figures n'avait jamais existé, ou si un autre artiste avait pu imposer une nouvelle voie. L'histoire déborde de génies inconnus restés dans l'obscurité et le silence, dont on peut soupçonner l'existence mais pas concevoir le manque qu'ils seraient parvenus à combler. Nous devons vivre avec ce manque sans même savoir qu'il existe, en creux. Tant que personne ne vient nous indiquer une direction en particulier, on ne peut tout simplement pas savoir qu'elle existe, même si on est capable d'imaginer qu'il y a quelque chose. L'artiste fait apparaître le manque qui existait avant lui et le comble dans le même mouvement. C'est très apaisant. Tant qu'il ne fait rien, nous sommes comme des aveugles à qui on essaierait d'expliquer ce que sont les couleurs. Cela ne marche pas. Il faut nous les montrer. Si personne n'est en mesure de le faire, les couleurs restent mélangées au noir, attendant qu'une main ou qu'une voix ne les en détache.

Alain Péters est un artiste de cette trempe. Il a ouvert le maloya, la musique traditionnelle de La Réunion, à une autre dimension. Il l'a transfiguré presque à lui tout seul. Mais de tels changements ne sont pas toujours des évidences. Il faut parfois du temps pour assimiler une révélation. Le génie prend alors des allures de maudit et fait figure de précurseur, incompris de son vivant car trop en avance sur son temps, pauvre souvent, même si cela ne semble pas l'affecter, malheureux dans tous les cas. Pour ces artistes-là, il n'est pas rare de voir la reconnaissance survenir après la mort, comme une résurrection, comme si cela changeait quelque chose pour ceux qui restent et doivent se dépêtrer du souvenir et de l'immense gâchis : les amis qui ont toujours été là en soutien, la famille qui a subi les sautes d'humeur, les excès, les accès de colère, la mélancolie, la dévastation, les disciples, ceux qui y ont toujours cru. Pour eux, voir la reconnaissance arriver après coup peut être douloureux. Le soulagement ne l'emporte pas forcément. Dans la vie, l'homme et l'artiste sont indissociables, ils forment un tout que la mort vient scinder. C'est par conséquent toujours une déchirure de voir l'image de l'artiste survivre au souvenir de l'homme. Dans la vie, tout se fond dans l’œuvre. L’œuvre fait sens. Dans la mort, c'est le mythe qui prend le dessus, l'imagerie, la légende. L’œuvre s'échappe. Elle permet de perpétuer un nom, un visage, un souvenir, le souvenir d'une voix, d'une posture. Chercher à retrouver dans l’œuvre et dans le souvenir l'homme disparu est un travail délicat et voué à l'échec permanent. Mais ce n'est pas parce que la fin est connue d'avance qu'il ne faut pas se lancer dans une telle bataille. Ce n'est pas parce que ça finit mal qu'il ne faut pas jouer. Au contraire. Seul le combat compte, si on est capable de mettre de côté le tragique de l'issue.

 

 

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Alain Péters n'a pas mené une vie de musicien ordinaire qui se rend au studio, part en tournée, accorde des interviews. Il s'est toujours tenu à l'écart du système. Pourtant il fait bel et bien partie d'un ensemble qui l'a façonné, et qu'il a transformé en retour. Aucun artiste, si libre et indépendant soit-il, n'est jamais coupé du monde ni de l'histoire, même si sa volonté la plus farouche est de s'en échapper. Vouloir s'échapper du système, c'est justement la preuve qu'on en fait partie. C'est un travail éreintant pour l'esprit et ingrat, un travail perdu d'avance. Alain Péters a subi cet écartèlement toute sa vie. Il a créé une œuvre résolument nouvelle, mais qui plonge ses racines dans l'histoire lointaine de l'île de La Réunion et de l'esclavage, dans le passé du monde, travaillant un matériau ancien pour en faire quelque chose d'inédit capable de s'envoler, entre terre et ciel. On décèle dans son travail de grandes lignes de force travaillant la chair et les mots.

Il faisait de la musique dans son coin, chez lui ou dans les rues, jouant de la guitare, chantant, sifflant, déclamant parfois des poèmes comme illuminé et se perdant dans une errance farouche. Ses amis l'ont accompagné dans les bons moments comme dans les mauvais. Ils l'ont poussé à enregistrer ses chansons pour garder une trace, pour montrer, pour dire, pour témoigner. Ils l'ont gardé en vie, lui redonnant de l'espoir quand il voulait tout abandonner. Lorsqu'il est décédé, ils ont poursuivi son travail. Ils ont continué à porter ses chansons sur scène ou en studio. Un immense effort collectif de sauvegarde a été fait. Aujourd'hui, sa musique est toujours bien vivante et accessible. Alain Péters est reconnu et apprécié, même si c'est dans un cercle assez restreint d'amateurs, une niche comme on dit dans le jargon commercial. Peu importe, Diogène lui aussi vivait dans une niche, cela ne l'a pas empêché de faire parler de lui.

Les chansons qu'il laisse après lui sont peu nombreuses, mais le volume n'est pas une preuve de talent. En près de vingt ans d'écriture, il n'a produit que vingt-cinq titres, patiemment ciselés : quatre instrumentaux, cinq poèmes de Jean Albany, quatorze chansons et deux textes sans musique. Ce n'est pas la plus petite œuvre du monde, mais on ne doit pas en être loin. Ce répertoire squelettique, il l'a joué aux quatre coins de l'île, à Paris, sur scène ou en plein air, promenant inlassablement son carnet de chant avec lui. C'est son identité. C'est là qu'on peut rencontrer le vrai Alain Péters. Son œuvre donne de lui une vision bien plus cohérente que les éléments fragmentés qu'on trouve habituellement dans les articles et les livrets. C'est la matière la plus solide sur laquelle s'appuyer. Il faut tenter de rassembler les éclats de lumière flottante pour redéfinir les contours du soleil, ramasser les morceaux et reconstituer la boule à facettes. Ce bricolage fera apparaître alors, comme des pépites dans le limon de la rivière, des trésors inouïs cachés juste derrière les petites histoires. Car les chansons d'Alain Péters sont bien plus profondes et complexes qu'elles n'y paraissent au premier abord. Si beaucoup est donné, il y a encore bien plus à découvrir.

 

 

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Sa mort marque la fin de l'histoire et le début de la légende. C'est comme si l'œuvre se libérait de son cocon pour se lancer à l'assaut du monde. Lui qui n'avait jamais pu se résigner à quitter son île natale autrement que contraint, sa musique s'en échappe tranquillement. Elle s'envole. Une force douce, pareille à celle des marées, lui permet de s'imposer sur la durée dans le cœur d'un large public. Pour en arriver là, Alain Péters n'a pourtant renoncé à aucun de ses idéaux. Il n'a fait aucune concession. Il a simplement tracé sa voie, parfois dans l'évidence, parfois dans le désordre, mais toujours habité de la même inspiration obstinée.

Quelques mois auparavant, il était de retour sur scène pour deux concerts exceptionnels marquant les retrouvailles des musiciens de Carrousel, son dernier groupe, après de longues années d'absence. Il semblait enfin prêt à remonter la pente qui l'avait conduit peu à peu au trente-sixième dessous et projetait même de retourner en studio pour enregistrer de nouvelles chansons. C'était sans compter sur un cœur fragilisé par les excès. Il meurt à l'âge de 43 ans, un soir de pleine lune.

Son histoire est en demi-teinte, elle est faite autant de belles réussites que de grandes déceptions, de beaucoup de tristesse et de moments de communion avec la musique, ses amis, sa famille, le public. C'est une histoire de lente reconnaissance, l'histoire d'une œuvre passée de nombreuses fois entre les mailles du filet avant d'être sauvée, perpétuée au fil du temps, une œuvre qui a failli disparaître. C'est l'histoire de plusieurs rendez-vous manqués, l'histoire d'un homme entier que les pratiques de certains producteurs ont écœuré, que l'argent n'intéressait pas, pour qui seul l'art comptait, un homme vivant pour la musique plutôt que par la musique, dans le dénuement total. C'est l'histoire d'un homme qui n'a pas voulu jouer le jeu et qui a perdu, qui ne cherchait pas le succès ou la reconnaissance, et qui ne les a pas trouvés. Dans un monde de faiseurs en quête de retombées immédiates, il fait figure de travailleur de l'ombre. C'est l'histoire de ces quelques chansons arrachées à l'oubli, quelques chansons enregistrées par hasard avec des moyens de fortune, presque malgré lui, et que d'autres se sont réappropriées et ont continué à faire vivre après lui. C'est enfin l'histoire d'une résurrection avortée, d'un sauvetage tardif, trop tardif, d'une prise de conscience de la fragilité du corps, d'une nouvelle chance fauchée en plein vol et d'un destin brisé. Alain Péters n'a pas pu se sauver. Il n'a jamais réussi à se défaire d'un alcoolisme maladif, malgré de nombreuses tentatives.

Aujourd'hui encore, on sait très peu de choses sur lui. Il existe bien quelques témoignages, parfois contradictoires ou erronés, ainsi que quelques images d'archives, mais cela ne nous donne pas beaucoup d'informations. Avec le temps, les souvenirs s'estompent ou se modifient. La mémoire défigure le passé. Elle peut grossir les qualités autant qu'atténuer les défauts, et inversement. Il est alors très difficile d'y voir clair dans le tourbillon des émotions.

Comme un grand soleil noir, sa vie est pétrie de contradictions. Les autres musiciens savaient qu'il était à l'avant-garde mais il n'a jamais eu la reconnaissance du public. Tout le monde l'aimait. Il avait quand même l'impression d'être incompris. Il ne voulait s'occuper que de musique. Pour se protéger, il s'est longtemps mis en retrait derrière ses instruments avant de commencer à écrire et chanter ses propres chansons. Après sa mort, son ombre a continué d'habiter La Réunion. Finalement, après plusieurs années de malentendu, il est réhabilité et occupe désormais le rang qu'il mérite, grand roi d'un tout petit royaume.

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