CHAPITRE 33
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CHAPITRE 33
La marquise sait distraire le roi – Des fées s’invitent au bal – Terrible inquiétude et fatale découverte.
En me voyant venir vers elle, Athénaïs abandonna aussitôt ses partenaires, exigeant une danse en ma compagnie. Je souris en la voyant tendre ses mains vers moi. Je me laissais entraîner dans le flot des danseurs, j’avais besoin de me délasser après l’échange avec mon frère. Évidemment, elle m’en voulait un peu de la délaisser au profit de la Reine, ce n’était pas une critique ouverte, simplement des regards, un air boudeur qui m’indiquait son humeur, elle savait si peu la masquer, et je crois bien qu’elle s’en moquait au fond.
Je n’ai rencontré personne qui fut si peu enclin à cacher ses sentiments qu’elle exprimait avec une telle liberté si ce n’est bien sûr, la princesse Palatine que Philippe devait épouser. Cette fête ressemblait par trop à la dernière du célibataire qu’il était devenu.
— Ton frère est en beauté, me dit-elle lorsque nos corps s’effleuraient.
Nos mains glissaient les unes contre les autres, nos hanches se frôlaient, le tissu de sa robe m’entoura un bref instant, nos regards se crochetèrent, tandis que nos lèvres se relevèrent à l’unisson dans un délicieux sourire.
— Toi aussi, lui répondis-je.
En public, nous minaudions, nous faisons la cour par de longues œillades, restreignant nos échanges à de simples mots, à des frôlements. Tout cela a permis de garder longtemps la jeunesse de nos amours. Nous réservions la chaleur de nos effusions et de notre passion à l’intimité de nos appartements. Plutôt aux siens, dont le déplacement en des endroits plus privilégiés comportant une vue imprenable des jardins et surtout une proximité avec les miens, ne fit plus douter qui que ce soit des faveurs que j’accordais à la marquise. Ce qui poussa l’Église comme la Reine à condamner cet amour, ce qui m’a chagriné pendant de longues années.
— Votre Majesté nous a terriblement manqué, tout comme ses célébrations et ses ballets, je suis bien aise de profiter des magnificences du palais de ton frère. Mais aucun palais ne brille plus que Versailles, quand y retournerions-nous ?
Les travaux pour Versailles avançaient à bon train, mais la guerre pour la Hollande allait certainement les mettre sur pause, puisqu’elle priverait le chantier de ses travailleurs. J’avais retardé la campagne entre autres pour cette raison, pas seulement pour donner le temps à Charles II de rassembler ses navires.
— Bientôt, j’y ferai des festivités pour le mariage de Philippe.
Je parlais peu de la guerre, surtout peu à Athénaïs. Je l’adorais, mais ma belle marquise n’avait pas sa langue dans sa poche et se plaisait à se livrer aux bruits de corridors. J’avais goût à ceux-ci d’autant qu’en outre l’amusement qu’ils me procuraient, ils m’informaient parfois mieux que mes espions. Cependant, je souhaitais conserver secrets nos préparatifs pour la Hollande même si les rumeurs enflaient déjà.
Lionne et moi avions encore quantité de travail, Colbert se débattait pour pourvoir aux besoins de l’armée et Vauban continuait ses fortifications sur les villes du nord-est afin d’assurer la sécurité de nos bastions pris lors de la guerre de dévolution. Mes pensées étaient sans cesse tournées vers la Hollande, et ces ballets étaient une bonne manière de déguiser mes véritables intentions.
Guillaume d’Orange surveillait mes moindres faits et gestes, je ne doutais pas que ma Cour soit infestée de ses espions. En donnant bals et réjouissances je n’aurais l’air de me préparer à la guerre, bien que mes visites des avancées de Vauban puissent donner une impression différente. Je ne pourrais lui cacher bien longtemps mes véritables intentions, mais je pouvais retarder l’instant où Guillaume en prendrait conscience.
Mais en cet instant, il n’y avait nulle feinte. Après l’échange avec mon frère, j’avais besoin de distraction que ma tendre marquise m’offrit sans retenue. Athénaïs et moi tourbillonnions de plus en plus vite, nous nous laissions griser par le rythme plus rapide de la musique, riant lorsque nos corps se rencontraient, donnant libre cours à notre excitation de nous retrouver tous les deux enfin.
Le nombre des danseurs s’était réduit avec l’heure avancée et les regards pleins de curiosités à notre endroit étaient moins nombreux. Nous pûmes nous toucher, échanger de plus longs regards, caresser nos peaux, effleurer nos lèvres. Rien n’est plus sensuel qu’une danse, rien n’est plus brûlant qu’une longue œillade. Nos pieds frappaient le parquet, nos mains se cherchaient, se frôlaient, nos âmes s’épuisaient en quête de l’autre.
Cependant, au sein de nos tourbillons colorés, il me sembla percevoir des silhouettes étranges. Le scintillement d’une peau, des prunelles aux couleurs impossibles, des chevelures si longues et aux reflets si vifs que ce ne pouvait qu’être d’exubérantes perruques, une allure si différente des autres danseurs. Ils étaient l’incarnation de la beauté et de l’élégance, mais il y avait quelque chose de sombre en eux.
Je remarquais qu’ils évoluaient au milieu de nous sans que personne ne parût remarquer leur présence. Mon regard s’accrocha à eux et ne put s’en défaire. Peu à peu, je cessais mes mouvements. J’étais effrayé, c’était les créatures que j’avais vues enfant, qu’il m’a semblé voir au-dessus du lit de mon fils mourant. Ni féminine ni masculine, c’était quelque chose entre les deux, des androgynes à la beauté troublante.
Athénaïs remarquant que j’avais décroché me secoua doucement.
— Louis, que t’arrive-t-il ? Tu te sens mal ? De l’eau pour le roi ! s’exclama-t-elle.
— Ne les vois-tu pas ? lui demandai-je en tendant la main vers les étranges danseurs.
Athénaïs jeta un rapide coup d’œil, mais elle se souciait que de moi et je crois bien qu’elle ne regarda pas vraiment.
— Louis, je ne vois rien du tout. Philippe m’a raconté que tu t’étais senti mal dans la chambre de ton fils, serais-tu malade, Louis ?
Malade, je ne pensais l’être. Fiévreux, peut-être. Mais les créatures continuaient de danser, leur sourire avait quelque chose d’effrayant. Je fermais les paupières et les rouvrais, mais elles étaient toujours là, inquiétantes.
— Louis ! répéta-t-elle en me saisissant par les épaules.
Son regard se posa néanmoins sur les danseurs, elle tenta de voir ce que j’essayais de lui montrer. Malgré sa volonté de croire, elle ne sembla pas les voir. Un serviteur arriva, une cruche d’eau dans une main, un verre dans l’autre. Athénaïs glissa le verre entre mes lèvres. J’en bus une gorgée avant de saisir son poignet et la forcer à se tourner pour observer ces danseurs étranges que je lui désignais d’un doigt tendu, tendant à nouveau le doigt en direction des danseurs.
— Tu ne les vois donc pas ? Les créatures dont je te parlais sont là, juste devant nos yeux.
Elles virevoltaient, aspirant la vie à chaque mortel auquel elles étaient accrochées. Leurs parures et leur beauté fabuleuse m’effrayaient d’autant plus qu’autour d’elles, les lumières des candélabres semblaient vaciller. Un danseur se sentant mal tenta de leur échapper, mais la créature le maintint contre elle. Cette vision m’effraya tout à fait. Sans la marquise serrant mon bras et élevant la voix je n’aurais pu en décrocher mes yeux.
— Allons prendre l’air extérieur veux-tu ?
Ne me laissant le choix, elle m'entraîna de force dehors. Même elle doutait de moi à cet instant. Je les inquiétais tous avec mes histoires de fées que personne ne parvenait à voir. Un voyant, un véritable voyant, me serait plus utile, mais où trouverais-je pareille personne ? Je frôlais la crise, et tous en étaient témoins. J’étais nerveux sans raison et tenais des propos insensés. La France avait déjà eu des rois fous, mais ce n’était pas ce que j’étais destiné à être. Je tenais encore les rênes, mais pour combien de temps si je me livrais à de telles élucubrations ?
Je devais considérer ces fées comme n’importe quel autre problème qui surviendrait. Je devais garder la tête froide, céder à la folie reviendrait à entrer dans leur jeu. Je n’étais certain qu’elles eussent le pouvoir se faire voir de moi, mais j’avais beau retourner le problème en tous sens, c’était l’unique possibilité qui s’offrait à mes réflexions. Durant des années je n’en avais point vu, à présent, elles apparaissaient chez mon frère, au-dessus du lit de mon fils, s’introduisaient jusqu’en mes songes. N’était-ce pas le moyen le plus efficace de me nuire en me faisant passer pour vous ?
Je soupirai, en reprenant de l’eau, feignant une faiblesse passagère.
— Je crains que vous n’ayez raison, je dois être souffrant, c’est peut-être la danse…
Ma belle marquise me caressa la joue tendrement.
— Je vais vous soigner, mon Roi, dès demain vous serez prêt à reprendre du service
Son assurance m’amusa. Bontemps y trouverait à redire, il n’aimait point cette audace. Je crois qu’il n’appréciait point Athénaïs, lui préférant la douce Louise qui ne se mêlait jamais ni politique ni de quoi que ce soit d’ailleurs en dehors des choses de l’amour.
Mais dès qu’elle esquissa un mouvement en direction de ses appartements, un hurlement retentit dans la salle de bal. Un des danseurs venait de tomber raide mort. D’épuisement, dira-t-on plus tard. Mais je reste encore aujourd’hui persuadé que les fées n’ étaient pas étrangères à son trépas. En vérité, je m’étonnais qu’il y ait qu’un seul décès à déplorer. Peut-être savaient-elles qu’en prenant plus d’une vie, l’on soupçonnerait quelque chose. Naturellement, les soupçons se portèrent vers un empoisonnement, comme il y en avait beaucoup à cette époque.