CHAPITRE 35
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CHAPITRE 35
Les salons de Versailles – Madame Scudéry et les contes d’autrefois – Les lais de Marie de France.
Je retrouvais à Versailles les salons remplis de courtisans. Certains jouaient au billard, jeu auquel j’avais une certaine adresse dont je n’étais pas peu fier, d’autres aux cartes, jeu où mon frère était capable d’y perdre des sommes folles que son épouse récupérait en la même soirée. Je ne pus m’empêcher de sonder chacun d’eux afin de vérifier si nulle créature ne se cachait parmi eux. Mon regard s’attarda finalement sur Puyguilhem qui s’adonnait à de nouvelles pitreries.
J’adorais suffisamment cet idiot pour le laisser épouser ma cousine, la Grande Demoiselle, et lui donner le titre de Duc de Lauzun. Sa langue était plus acérée encore que celle de la marquise. S’il était amusant, il n’en demeurait pas moins indiscipliné et ambitieux. Il me fallait reconnaître qu’un jour il poserait problème et je ne pourrais plus m’opposer au souhait de mes ministres de l’enfermer à la Bastille pour lui donner quelques leçons. Il dilapidait lui aussi des fortunes au jeu.
En le regardant, je me demandais si ces activités étaient bien saines. Non seulement c’était déplaisant de voir des gens si bien nés dépenser sans s’émouvoir de si grandes sommes, mais cela devenait outrageant quand on songeait que cet argent venait des impôts prélevés sur les courageux travailleurs. Comment mes sujets percevraient-ils cela s’ils en étaient témoins ? Brutalement, monta en moi l’envie d’arrêter ces jeux si monstrueux, mais cela aurait été incompréhensible pour la noblesse s’y adonnant.
M’arrachant à ces pensées, je gagnais le salon où s’échangeaient des mots d’esprit et j’y retrouvais ma chère Athénaïs. Madame Scudéry avait répondu à mon invitation, ou plutôt, à celle qu’avait envoyée pour moi ma maîtresse. La marquise avait fréquenté dans sa jeunesse ces salons, et tirait un grand bonheur de la compagnie de ces dames qui avaient nourri son jeune esprit avec des jeux de mots et savants défis. Athénaïs avait eu raison de me pousser à les inviter, c’était une activité bien plus salvatrice pour l’âme que les jeux de cartes.
Ces dames qui avaient inspiré Molière, n’étaient pas si ridicules que cela. Femmes savantes, elles l’étaient infiniment plus. Je rejoignis ma maîtresse qui sitôt me fit une place auprès d’elle, ses mains cajoleuses m’attirant à elle. Si elles s’interrompirent un instant à mon arrivée, je pus néanmoins constater combien elles aimaient se tancer et se défier : les vers et les poèmes fusaient, certains manifestement préparés de longue date, d’autres aiguisés par la conversation, jaillissaient sous une inspiration aussi soudaine que géniale valait à son autrice de beaux applaudissements qui m’arrachaient un sourire.
Madame Scudéry qui me pensait son ennemi m'observait avec surprise, elle ne s’était attendue ni à l’invitation ni à ma présence en ce salon. Elle me remercia par quelques vers forts polis, mais où se cachait encore l’audace dont elle avait fait preuve au cœur de la Fronde. Je lui répondis, avec ce petit sourire en coin dont j’avais le secret.
— Madame, j’ai su pardonner à mes cousins, pourquoi pas à vous ? Vous êtes l’un des plus beaux esprits et je ne souffrirais de priver la France de vos mots et de votre science.
À ces mots, flattée, elle baissa la tête, en une petite révérence qui encore aujourd’hui revient à moi comme preuve qu’il est possible de se réconcilier après de longues années de défiance. Ces dames reprirent alors leurs joutes verbales et un chuchotis au creux de l’oreille de ma maîtresse, appuyé par ma main glissée autour de son poignet, suffit pour orienter la conversation sur les contes d’autrefois.
Madame Scudéry qui goûtait le sujet des mythes ayant façonné l’humanité, voulu célébrer celle qui avait permis qu’on se souvienne de ces contes et de ces histoires merveilleuses : Marie de France, autrice du moyen-âge qui retranscrit bien des fables et des lais de Bretagne.
Elle débuta en nous contant l’histoire du Bisclavay. Ce chevalier qui se transformait en loup et, par la trahison de son épouse, se retrouva coincé sous cette forme jusqu’à ce que son roi le reconnaisse en dépit de son impressionnante forme lupine. Il me semble que ce lai plus que tous les autres résonnait comme un avertissement.
Le lai suivant concernait une Dame fort belle qui n’apparaissait qu’à son amant et interdisait à celui-ci d’évoquer leurs amours au risque de ne plus jamais la revoir. En voici quelques vers qui me marquèrent particulièrement.
— Avant de nous quitter, je dois vous faire part d’une chose, lui dit-elle ; lorsque vous voudrez me parler et me voir, et j’ose espérer que ce ne sera que dans des lieux où votre amie pourra paroître sans rougir, vous n’aurez qu’à m’appeler et sur-le-champ je serai près de vous. Personne, à l’exception de mon amant, ne me verra ni ne m’entendra parler.
En effet, dès leurs amours découverts, la belle disparue et le chevalier fut accusé par la Reine d’avoir tenu des propos insultants à son égard en qualifiant sa maîtresse de plus belle et plus agréable compagnie. Heureusement pour lui, son amante arriva à temps. Mais les vers qui retinrent mon attention évoquaient des êtres quasi surnaturels.
— On alloit donc prononcer lorsque de bruyantes acclamations indiquent l’arrivée de la dame qui venoit d’être annoncée. Elle étoit d’une beauté surnaturelle et presque divine. Elle montoit un cheval blanc si admirable, si bien fait, si bien dressé, que sous les cieux on ne vit jamais un si bel animal.
Cette histoire me parut avoir tant de point commun avec les créatures qui me hantaient : leur beauté surnaturelle, leur charme impossible et ces facultés d’apparaître et de disparaître à volonté devant les personnes de leur choix. Et si tout ceci n’était suffisant, le lai s’achevait ainsi :
— Les Bretons rapportent que la fée emmena son amant dans l’île d’Avalon où ils vécurent longtemps fort heureux. On n’en a point entendu parler depuis, et quant à moi, je n’en ai pas appris davantage.
C’était bien de ces fantastiques créatures dont ces lais parlaient, celui-là en particulier, celui de Lanval.
Tout à mes pensées, je perdis le fil de leur conversation. Quand je le retrouvais, il était question de Shakespeare et ses fées, dansantes et joueuses, qui faisaient de forts méchants tours à tous ceux ayant le malheur de croiser leur chemin. C’était dans les songes des hommes que les fées apparaissaient. Elles usaient de baumes par lesquels elles faisaient tomber les hommes profondément amoureux d’elles. À ces évocations j’écoutai avec une parfaite concentration et le nom d’Obéron, le roi des fées, s’imprima en mon esprit, en revanche celui de la Reine m’échappa malheureusement, mais il était différent de celui que j’avais déjà entendu.
Je demandais à ces dames si les pièces de Shakespeare avaient été traduites en françois. Ces dernières furent surprises de mon intérêt en la matière. Ce n’était point pour l’expansion de la culture anglaise en France, mais plutôt que je n’étais aussi habile que je l’aurais souhaité. Il m’était impossible de lire en anglais alors que je pouvais discourir librement en cette langue, il en allait de même avec l’espagnol ou le latin d’ailleurs. Hélas, mon éducation souffrait de lacune sur la lecture qui me gênait terriblement, c’est quelque chose que j’ai conservé secret tout au long de ma vie, prétextant n’avoir le temps de lire.
J’avais donc délaissé la littérature, mais je comptais me rattraper, d’une part en donnant à Colbert les moyens d’enrichir l’académie, et en second lieu en attirant les plus talentueux artistes à la Cour, y compris les anciens protégés de Fouquet. Même Madame de Sévigné qui me gardait rancœur d’avoir envoyé son protecteur à la Bastille. Ce dernier, hélas, était responsable de la discorde que j’avais avec les gens de lettres et de certains des plus beaux esprits de France.
Fouquet avait détourné l’argent de l’État afin de verser des rentes à des artistes qui devinrent vite illustres. De sorte que, après son arrestation, beaucoup de ces anciens protégés m’en ont conservé rancune. Je me suis assuré la réconciliation avec la plupart. La Fontaine nous enchante avec ses fables qui possèdent autant de mordant que les pièces de Molière, j’aimais leur esprit critique et l’encourageais. Il n’est jamais bon de se reposer sur ses lauriers et de laisser son ego trop gonfler.
Madame Scudéry faisait partie des derniers que je n’avais réussi à radoucir. Mais grâce à la marquise, elle accepta la paix, et mieux encore, se plut à offrir son bel esprit à ma cour.
Plus tard dans la soirée, Athénaïs allongée contre moi, la sueur ruisselant sur sa peau dénudée, en prit la bonne mesure. Toute heureuse de savoir que ces salons qu’elle aimait tant seraient désormais avec nous au sein de la Cour.
— Je suis heureuse, mon Roi, d’avoir amené Madame Scudéry au palais, qu’il t’ait plu d’écouter nos joutes verbales et plus encore, que tu te sois réconcilié avec elle.
Un sourire releva ses lèvres roses comme des pétales et taquina son grain de beauté fort à propos sur sa tendre joue.
— Ma mie, c’est moi qui te remercie, tu as fort bien contenté ton Roi ce soir, fis-je en glissant un index sous son menton.
L’attirant à moi, lui montrai ma reconnaissance en un long et délicieux baiser.