Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa, Raoul Ruiz, 2010)
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Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa, Raoul Ruiz, 2010)
Je ne savais rien de "Mystères de Lisbonne", avant de regarder la mini-série sur Arte et pourtant j'en avais entendu beaucoup parler. Le paradoxe n'est qu'apparent. Je savais qu'il s'agissait d'un monument du cinéma et le gravir avait quelque chose d'un peu impressionnant. En fait le terme est mal choisi. Se jeter dans le tourbillon est bien plus exact. Tourbillon d'un récit aussi foisonnant et romanesque que structuré à la manière d'un labyrinthe mental. Un récit littéraire puisant sa sève dans le roman-feuilleton populaire (ce qui le rend passionnant à la manière de ces livres qu'on ne peut plus lâcher jusqu'à la dernière page tant on a envie de connaître la suite et la fin) mais le développant dans une armature sophistiquée de type cathédrale qui en décuple la portée.
D'un côté en effet les péripéties haletantes et le souffle romanesque typique des feuilletons européens du XIX° siècle: vengeances, trahisons, enfants et couples illégitimes, duels, complots, meurtres etc. Bien qu'adapté d'un roman portugais du XIX°, "Mystères de Lisbonne" évoque immanquablement "Les mystères de Paris" de Eugène Sue et les romans-fleuves de Alexandre Dumas, notamment "Les mémoires d'un médecin" et celui qui est mon préféré (c'est d'ailleurs mon roman préféré tout court), "Le comte de Monte-Cristo" dont je n'avais jamais réussi jusqu'ici à trouver une adaptation qui épouse pleinement toute l'écrasante démesure. Mais le personnage du père Dinis autour de qui se nouent toutes les ramifications du récit de "Mystères de Lisbonne" avec ses multiples identités, ses déguisements et son omniscience (connaissance des langues incluse) qui lui permet d'être le porte-parole d'un Dieu justicier a convoqué chez moi l'ombre de l'abbé Busoni, l'un des multiples masques d'Edmond Dantès. Autour de lui, s'entrecroisent des ascensions sociales tout aussi vertigineuses que celles de Mercédès ou Fernand Mondego avec le personnage (à tiroirs lui aussi) de Alberto de Magalhaes dont il a en quelque sorte "acheté l'âme" alors que d'autres, comme le marquis de Montezelos ou le comte de Santa-Barbara connaîtront "la vengeance de dieu" et chuteront impitoyablement. Et au milieu de toutes ces identités changeantes au gré du "tourbillon de la vie" (et de l'Histoire en arrière-plan, des opportunités d'enrichissement des Amériques à la Révolution française et aux conquêtes napoléoniennes), Pedro, l'autre personnage clé de l'histoire, fils adoptif officieux du père Dinis en représente le reflet inversé. Son reflet car il est un enfant illégitime comme lui, privé comme lui "de père, de mère et de patrie", condamné à l'errance, au déracinement, à l'exil mais lui est amené à disparaître dans le gouffre du néant tandis que son tuteur occupe au contraire une position surplombant l'humanité. Tous deux se rejoignent cependant dans la répartition des rôles littéraires. Pedro le narrateur couche sur le papier les réminiscences de son histoire alors que Dinis le créateur met en garde les personnages de leur funeste destin à venir sans qu'ils ne tiennent compte pour autant de ses conseils (évidemment s'ils en tenaient compte, adieu le romanesque et le mélodrame flamboyant!)
De l'autre, ce qui fascine dans "Mystères de Lisbonne" c'est l'architecture qui soutient cet énorme édifice. Je l'ai comparée à un labyrinthe parce que je l'ai associée spontanément à l'écrivain argentin Jorge Luis Borges (Raoul Ruiz est d'origine chilienne) mais il s'agit davantage d'un récit arborescent de type proustien (Raoul Ruiz a adapté "Le Temps retrouvé") (1999). Raoul RUIZ utilise beaucoup le récit emboîté à la manière des poupées russes et établit des correspondances entre les différentes nappes temporelles de ses récits (d'une tout autre façon que dans "Inception" ^^) (2009). Autre référence à laquelle on pense, "Fanny et Alexandre" (1982). Parce qu'il s'agit d'une oeuvre-fleuve avec une version cinéma (de 3h pour Ingmar BERGMAN et 4h30 pour Raoul RUIZ) et une version télévisée sous forme de mini-série (quatre épisodes chez Ingmar BERGMAN totalisant cinq heures et six épisodes chez Raoul RUIZ totalisant une durée similaire). Et parce qu'un petit théâtre de papier accompagne aussi bien Alexandre que Pedro dans leurs aventures respectives, faisant le pont entre le réel et l'imaginaire en mettant en abyme le monde du spectacle. Dans un tout autre genre, ce théâtre de papier qui lie souvent les séquences entre elles en montrant les personnages sous forme de petites figurines animées de façon sommaire fait penser aux transitions dans les films des Monty Python tout comme certains détails surréalistes (un serviteur qui marche comme les chevaliers de "Monty Python : Sacré Graal !" (1974), les noix de coco en moins).
"Mystères de Lisbonne" dont la construction très rigoureuse fait qu'on ne se perd jamais dans la multiplicité des récits est ainsi ponctué de ces passages récurrents: le théâtre de papier, les serviteurs qui écoutent aux portes (et symbolisent la place du spectateur), le perroquet ironiquement mis sur le même plan que les personnages, le rot et le "passe par le jardin" qui trahit l'identité d'un personnage que l'on reconnaît sous un déguisement qui sinon serait "presque parfait" (ce qui procure au spectateur un plaisir incommensurable), bref la dimension ludique du récit (qui se joue à deux) n'est jamais oubliée sans que cela n'altère le moins du monde l'émotion que seules les grandes oeuvres peuvent procurer.