La bande du Royal
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La bande du Royal
Le temps des métamorphoses (11)
Mélodie en sous-sol
En 1976, André Chan-Kam-Shu acquiert un ancien cinéma à Saint-Joseph, au sud de La Réunion : le Royal. Il fait aménager un studio d'enregistrement au sous-sol. Il veut en effet se lancer dans l'édition et la diffusion musicale. Il ouvre donc un nouveau lieu qui va attirer des musiciens de tous horizons, un refuge pour ceux qui ont été remplacés dans le cœur du public par des machines. Après tout il faut bien que la musique soit produite quelque part, même si les disques remplacent les groupes pour ce qui est de la diffusion.
Alain Peters est naturellement du nombre de ces musiciens en exil. Avec René Lacaille, il fonde le groupe Caméléon qui compte parmi ses membres les fidèles Joël Gonthier et Bernard Brancard, ainsi qu'Hervé Imare, bientôt rejoints par Loy Ehrlich.
Loy Ehrlich est un musicien français, contrairement à ce que pourrait laisser croire son nom. Il est né à Boulogne-Billancourt. Son vrai prénom est aussi Alain, mais il se faisait déjà appeler Loy longtemps avant sa rencontre avec Alain Peters, qu'on n'aille pas accuser ce dernier des caprices mégalomaniaques du style : « il n'y a de place que pour un seul Alain dans ce groupe et sur cette île, et cet Alain c'est moi : Alain Péters ! ». Pas du tout.
Loy Ehrlich a fait ses premières armes dans le milieu rock, avec Jacques Higelin et Louis Bertignac notamment, avant de voyager en Afrique du Nord. Ce voyage sera très important pour la suite de notre récit, nous en reparlerons bientôt. Écoutons donc Loy Ehrlich raconter sa première rencontre avec Alain Péters et les autres membres de Caméléon :
Il est venu me chercher à l'aéroport avec René Lacaille et il devait y avoir Joël Gonthier, dans leur 504 blanche, rutilante, qu'ils avaient emprunté au studio avec qui on devait travailler. Il m'a accueilli. Ils étaient tous les quatre à m'accueillir. C'était le petit matin. Et puis on est monté. De l'aéroport on est monté à l'église Sainte-Clothilde et puis on peut le dire, ils m'ont fait fumer un gros pétard d'emblée. Un pétard de zamal très fort. Et je me suis retrouvé embringué dans l'équipe des Caméléons à l'époque. (interview vidéo)
On imagine bien la scène : ah ça pour monter, ils ont dû monter ! Le régime des champions : zamal au petit-déjeuner, et la rigolade qui s'ensuit.
Caméléon
Encore une fois, le nom de la formation d'Alain Péters est représentatif : Caméléon, c'est le mélange, l'adaptation, un lézard d'allure presque préhistorique capable de se fondre dans son environnement en faisant varier la couleur de sa peau. C'est tout de même un peu la classe. Aux musiciens créoles passés par toutes les possibilités que leur offraient le public et l'air du temps, de l'orchestre au groupe de rock, se joint, c'est le cas de le dire, un musicien venu de métropole avec ses claviers et formé au rock français underground puis passé par le Maroc avant d'atterrir à La Réunion. Toutes ces identités fusionnent en un seul ensemble cohérent, qui décide de renouer avec ses racines oubliées, celles du séga et du maloya, les deux genres historiques de La Réunion.
Écoutons encore Loy Ehrlich en parler :
Il y avait une très très bonne énergie musicale. Cette époque du jazz-rock et donc c'étaient les débuts du mélange du maloya avec la musique de jazz et rock. On peut vraiment dire que les Caméléons ont été à l'origine de ce mouvement qui a pris de l'ampleur jusqu'à maintenant. (id)
L'énergie est donc là, essentielle, mais elle n'a sûrement pas suffi à lancer à elle seule la seconde vague du maloya. Il fallait pour cela un lieu propice, un véritable vivier. Impossible de savoir si les choses auraient pu en être autrement ailleurs, ou à un autre moment. Les avancées majeures sont souvent tributaires des aléas. Elles dépendent des acteurs, du lieu et de l'instant présent : ici et maintenant. En 1976 au studio Royal avec le groupe Caméléon, toutes les conditions sont donc réunies pour que la musique de La Réunion connaisse une avancée majeure.
Outre Alain Péters et sa bande, on rencontre dans les sous-sols du Royal et aux alentours bon nombre d'autres musiciens : Jean-Claude Viadère, Narmine Ducap et sa fille Michou, Elie Ducap, auxquels s'ajoutent des artistes venus d'autres domaines : Alain Gili, écrivain, et Alain Séraphine, artiste plasticien et urbaniste. La preuve, s'il en fallait, qu'Alain Péters laisse de la place aux autres Alain. Tout ce petit monde se rencontre au Royal ou ailleurs, échange et grandit ensemble. Une communauté se forme, chacun stimulant et encourageant le travail de l'autre.
En 1977, André Chan-Kam-Shu fonde le label Diffusion Royale, qui cessera d'exister en 1979, faute d'argent. C'est peu de temps, mais tout de même assez pour produire quelques disques d'une très grande qualité, et d'une portée qui va bien au-delà des limites de l'île et du moment, ainsi que quelques autres beaucoup plus anecdotiques, évidemment. On ne peut pas tout le temps être à plein régime sous peine d'asphyxie.
Merci à Eric Ausseil pour les couleurs et le formes.