Toujours cette année-là : la créolie
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Toujours cette année-là : la créolie
Le temps des métamorphoses (15)
Exil
L'autre rencontre de cette année-là, si elle est également très riche sur le plan personnel, va surtout avoir un impact fondamental dans l’œuvre musicale proprement dite d'Alain Péters. En 1976, lui et tous les musiciens du Royal font la connaissance du poète Jean Albany. Celui-là, c'est un vrai personnage avec ses grosses moustaches et son air bonhomme. Il va faire une très forte impression dans le cercle d'artistes gravitant autour du studio.
Jean Albany est né en 1917 à Saint-Denis. Pour mémoire, Alain Peters est né en 1952, à Saint-Denis lui aussi, et les autres membres de Caméléon ont le même âge que lui,à un ou deux ans près. D'office, Jean Albany fait figure d'aîné avec ses trente et quelques années de plus que le gros de la bande. En 1937, il quitte La Réunion pour Paris afin de suivre ses études de droit et de chirurgie dentaire, deux cursus qui semblent apparemment inconciliables. Il trouve en plus le temps d'écrire et de dessiner, tant il semble avide de savoir et de culture. Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, il est mobilisé comme élève officier. Une fois libéré de ses obligations militaires, il rentre à La Réunion en bateau. Le voyage dure plusieurs mois, ce qui lui permet de laisser décanter les années difficiles qu'il vient de passer. À bord, il commence à rédiger un récit de voyage. Une fois de retour chez lui, il prend le temps de rassurer ses proches sur son sort avant de repartir en métropole terminer ses études : doctorat de droit, puis Science-Po Paris, et toujours la chirurgie dentaire. Il prépare son premier recueil de poèmes et fréquente un peu les autres artistes du quartier latin mais sans vraiment s'intégrer, comme s'il ne trouvait pas sa place. Il y a toujours chez lui un sentiment de déchirement profond : il semble ne pas vouloir, ou ne pas pouvoir rester trop longtemps à La Réunion, comme s'il s'y ennuyait, mais il est déraciné à Paris, enfant de la balle en quelque sorte, errant, il n'est jamais bien nulle part.
C'est ce sentiment de déracinement, quand bien même il ne saurait pas où planter ses racines, qui va le pousser à développer le concept de « créolie » dans ses écrits. Cela commence en 1969 avec le recueil Bleu mascarin, même s'il mûrit depuis plusieurs années déjà.
Le poids des mots
Avec les poètes, il faut être très vigilant concernant le choix des mots. Quand on dispose de peu d'informations sur un auteur, comme c'est le cas ici, c'est à ses mots qu'il faut se raccrocher. C'est autour d'eux qu'il faut creuser, chercher, fouiller. Souvent ils suffisent à tout expliquer. Connaître l'auteur devient alors superflu. Jean Albany parle bien de créolie, pas de créolité ou de créolitude. La créolité reviendrait à brusquement revendiquer une sorte d'identité, avec les dérives que cela pourrait impliquer. Une identité créole aussi affirmée serait capable d'aller jusqu'à réclamer l'indépendance. Or ce n'est pas cela que Jean Albany souhaite, bien au contraire : l'indépendance de La Réunion ne ferait qu'exacerber son sentiment de déchirement. La créolitude ne serait quant à elle rien de plus qu'une attitude superficielle, une simple posture plutôt qu'une manière d'être, quelque chose de frivole, trop léger pour quelqu'un qui souhaite justement être rattaché à du tangible. La créolie, avant d'être un concept, est un bien joli mot, qui sonne comme une mélodie, enchante, un mot plein de voyelles, qui sont la façon qu'a la langue de chanter. Le son « l » est léger, coulant, libre, presque envolé déjà. Ce n'est pas un son dur qui reste coincé dans la gorge. Cependant il possède une première syllabe affirmée, qui se pousse comme un cri, une clameur. Mais ce n'est pas parce que l'on chante bien, qu'on est joli, qu'il ne faut pas faire passer de message. La créolie, c'est une façon de penser le monde et de se penser dans le monde, une façon de trouver sa place sans rien exclure, sans se détourner de rien, de s'affirmer en positif, pour quelque chose, ses origines notamment, pas contre quelque chose. C'est une noble idée qui suggère une conscience collective propre à maintenir la solidarité réunionnaise malgré la distance et l'éclatement de la diaspora, en s'appuyant sur la solidité des racines qui, si elles sont restées très loin en arrière, n'en sont pas moins réelles. La créolie passe bien entendu par l'usage de la langue créole, ce que Jean Albany mettra en pratique dès 1951, un an avant la naissance d'Alain Peters, avec la publication de Zamal, son premier recueil de poèmes. Le zamal, c'est le nom qu'on donne au cannabis à La Réunion.
L'instant fragile d'une rencontre
C'est donc en 1976, lors de l'un de ses nombreux allers-retours entre Paris et La Réunion que Jean Albany va faire la connaissance des musiciens de Caméléon. Depuis un bout de temps, une idée lui trotte dans la tête : il veut mettre de la musique sur ses poèmes pour les rendre plus vivants. Il va alors voir le musicien et chanteur Pierre Vidot et lui propose le texte Commandeur. Au bout de quelques minutes seulement, Pierre Vidot lui trouve une mélodie sur son harmonica. Commandeur devient la première chanson de Jean Albany. Il fait également part de ses projets à Alain Gili et Alain Séraphine, qui comptent au nombre ses bons amis. Se sont eux qui vont le mettre en contact avec les jeunes musiciens qu'ils fréquentent autour du studio Royal. Et c'est tout naturellement que Jean Albany fait son entrée comme un accord de plus dans la grande symphonie qui est en train de se jouer à Saint-Joseph. Il est intégré aussitôt. Il faut dire qu'il a le profil bohème idéal, et que son arrivée survient au moment opportun.
Alain Peters avait en effet commencé à envisager d'autres voies. Il s'était mis depuis peu à composer ses propres chansons et à écrire des paroles en français, influencé sûrement par Brel et Brassens qu'il écoutait beaucoup. Seulement voilà : l'héritage de ces deux monuments n'est pas un cap facile à dépasser. Quelque chose le dérange encore. Il ne se sent pas très à l'aise avec les mots. Son élément à lui c'est la musique. Sa place est désormais bien définie : il est le bassiste de Caméléon, mais il ne chante pas encore et n'enregistre pas ses compositions. L'arrivée de Jean Albany va le libérer et rendre tout cela possible. Par sa simple présence, avec tout ce que son aura de poète raconte pour lui, il permet à Alain Peters de débloquer une écriture encore larvée, comme coincée au fond de sa tête, dans les replis de son cerveau, et de fixer autour de lui des éléments épars qui jusque là n'avaient fait que dériver. Il avait déjà synthétisé ses influences musicales, les groupes de rock, les orchestres de bal, les reprises, le rock progressif, le jazz, Jacques Brel, pour les mêler à un maloya créole historique et réhabilité, en tout cas dans le cercle fermé du studio Royal. Mais pour passer définitivement des reprises ou des accompagnements à des morceaux vraiment originaux, il manquait encore une chose : une langue. C'est un élément essentiel car chaque auteur doit inventer sa propre langue au sein de la langue commune. Grâce à l'exemple de Jean Albany, il peut laisser de côté un français qui semblait l'étouffer et ne lui permettait pas de s'exprimer naturellement et se mettre à écrire en créole, une langue plus libre et plus spontanée. La fréquentation de Jean Albany le conforte dans cette voie et justifie ses choix. Il fait aussitôt sien le concept de créolie et commence à travailler sur sa première chanson : La Rosée si feuille songe.
Eric Ausseil a signé le bandeau de cette page à la pointe de son épée, merci à lui.