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Un corps sans âme, tremble toujours de froid. 8/15

Un corps sans âme, tremble toujours de froid. 8/15

Published Oct 21, 2023 Updated Oct 24, 2023 Culture
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Un corps sans âme, tremble toujours de froid. 8/15

Une fin d’après-midi, dans la cour de la caserne, Armand, un haut gradé, avait fait une remarque sur les pays arabes. Pas plus désobligeante que tant d’autres, peut-être juste un peu plus cynique. André s’était retourné et il l’avait collé au sol, puis tabassé d’une manière si froide, si implacable, si méthodique que personne n’avait osé intervenir pour l’arrêter. André était juif. Il n’était pas pratiquant, mais il était très fier de ses origines. Le voir se retourner avec une telle force pour une insulte envers les pays arabes était déjà en soi très déroutant, mais la manière avec laquelle il avait mis par terre Armand, un des hommes les mieux bâtis et les mieux entraînés du groupe, tenait de l’incroyable. Armand lui-même s’était laissé faire, tout en étant connu comme un homme très performant au combat. Personne ne s’attendait à cela, d’autant plus qu’André désertait les entraînements depuis des années. Une minute avant que cela arrive, aucun officier n’aurait imaginé qu’une scène pareille pouvait se produire. Les mouvements d’André, sans haine, sans rage, sans colère, mais inarrêtables, avaient paru à tout le monde comme une sorte de règlement de compte universel. Puis, quand il en avait fini avec Armand, il avait énoncé en guise d’unique explication :

—Vu ce que l'imbécillité des hommes a fait du berceau de l’humanité, ayez au moins l’obligeance de garder pour vous même votre mépris.

Une minute auparavant, tout le monde croyait connaître André: un homme remarquable par sa volonté ferme de ne pas se faire remarquer, qui se distinguait par un humour qui faisait plier de rire même les gens qui en étaient visés et par un dévouement qu’on aurait qualifié de christique si ce même humour ne l’avait pas mis à l’abri de tout soupçon de vocation au martyre ou à la canonisation. Après cet événement, pendant des mois, tout le monde dans la caserne ne faisait que s’interroger sur ce qu’il était vraiment au-delà des apparences, de son uniforme, de toutes ces années de carrière où il avait rendu service en tout et à tous sans jamais rien demander pour lui. Les passages de grades se faisant de manière aussi automatique que régulière, il en prenait acte, comme d'autres regardent les jours défiler sur le calendrier. Personne n’avait évoqué la possibilité de l’envoyer devant le tribunal disciplinaire. C’était comme si tout le monde avait pris la raclée au même moment qu’Armand. Tout le monde était resté sur le carreau, la tête baissée face à une évidence tellement immense que personne n’avait accepté de la voir jusque-là.

La façon dont il avait cloué Armand au sol, la raison pour laquelle cela avait été fait, l’attitude avec laquelle il se tenait au milieu de la cour, immobile, sans regarder personne, pendant que tout le monde le fixait, les avait tous laissés pantois. Le matin d’après, il avait quitté les lieux dans lesquels il avait vécu toute sa vie d’homme actif d’un pas calme et mesuré. Il avait traversé la cour avec son paquetage, sans un seul regard en arrière, ni de côté, comme s’il s’agissait de quelqu’un qui part d’un lieu de vacances dont il a épuisé les charmes. Le récit de tout cela avait fait le tour des quartiers des officiers à une vitesse extraordinaire. Quand André avait posé sa démission, le chef de bureau de l'État-major lui avait proposé de passer chez le médecin conseil et prendre un congé, pour se reposer. Puis il pouvait intégrer la réserve, si vraiment il ne voulait pas revenir en service.

—Prenez un peu de temps, André. Réfléchissez calmement, rien ne presse.

André avait accepté, remercié poliment, puis était parti sans dire adieu. Il était allé tout droit chez Pascal, son ami d’enfance, parce qu’il avait eu le courage de faire un autre choix. Il avait fait le bon choix. À la place de livrer des batailles en enfilade, qui ne changeaient rien au monde sinon les malheurs desquels le monde mourait, Pascal avait choisi les mots. Non pas les mots qu’on dépense, au jour le jour, pour s’acheter de quoi vivre au jour le jour. Un peu de convivialité, de l’approbation, la sécurité, un boulot, la reconnaissance sociale, les apparences, des appartenances aléatoires mais nécessaires, les amours quotidiennes que Notre Père - qui n’est plus aux Cieux - dispense sans grâce à ceux qui sont disposés à se mettre en file pour les recevoir, aussi peu savoureux et consistants que des hosties sur lesquelles aucune bénédiction a été prononcée. Pascal avait choisi d’autres mots: les mots des livres. Ces mots arrachés de l’âme, et qui arrachent les âmes pour les transplanter ailleurs. Dans d’autres vies, d'autres temps, d’autres espaces, même dans les étoiles, s’il en faut. Il avait choisi les mots qui pouvaient lui rendre ce qu’il avait perdu. L’absolu du désert. Le silence du désert.

Et c’est ainsi qu’il était allé se coucher sur le rivage opposé de l'océan de l’humanité. À même le sol, dans un local où il n’y avait pas de quoi se laver, ni se réchauffer. Mais il s’en foutait. Il se sentait sale d’une saleté qui ne se lave qu’avec les larmes. Et puis, un corps sans âme, chauffage ou pas, tremble toujours de froid.

 

Autres Nomades, Paris 2016

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