Il ouvre l'étui de son violon alto et se met à en jouer au milieu de la pièce. Il se demande comment il avait fait pour tenir presque deux mois sans y toucher. Tout le monde avait toujours trouvé étrange la passion qu’il avait pour cet instrument. Il y avait la bande officielle de son battaillon, de laquelle il n'avait jamais fait partie, puis ceux qui jouaient pour se détendre, comme lui. La plupart d'entre eux faisaient de la guitare, parfois du saxos,  de la batterie, des trompettes dans des petits ensembles jazz. Son violon alto détonnait avec tout cela. Mais ce son, plein et profond, avait le pouvoir de l’apaiser. Il remplissait le vide que l’humanité laissait en lui. Il l’emmenait partout lors de ses missions. Parfois, dans le porte-avion, malgré un roulis qui aurait découragé même un joueur d’harmonica, de sa cabine se levaient les notes de l'opus 7 de Faure, en laissait tout le monde bouche bée. S’il pouvait, il jouait un quart d’heure avant que toute la procédure de décollage ne débute. Redescendu du ciel, il jouait autant qu’il pouvait; des heures durant, parfois toute la nuit, s’il arrivait à trouver un endroit assez insonorisé ou assez couvert de bruits pour que sa musique ne dérange personne. Il vidait son esprit après que son avion ait vidé du feu sur des têtes inconnues. Têtes de coupables ou d’innocents, la question ne cessait pas de se poser, ou bien elle ne se posait pas. Car il en était écrit ainsi sur une feuille de mission estampillée Ministère de la Défense, tout comme ainsi avait été écrit le feu sur Ninive, sur une feuille estampillée Dieu des Juifs.

Autres Nomades, Paris 2016