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De la même soif 4/15

De la même soif 4/15

Published Oct 17, 2023 Updated Oct 27, 2023 Culture
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De la même soif 4/15

Anastasia avait recommencé à décrire la mer à cette sœur du désert qui l’avait adoptée sans hésitation dès le début, sans qu’elle le demande, en se fiant davantage aux regards qu’aux mots qu’elles échangeaient chacune dans leur propre langue en ignorant presque tout de celle de l’autre. Au fil des années, Khadija avait appris le français rien qu’en essayant de percer le secret de cette fameuse étendue d'eau dont Anastasia parlait sans cesse. La mer était un inépuisable sujet de conversation entre elles. Au bout de quelques années, grâce à Ahmad et Anastasia, Khadija avait fini par s’exprimer en français d’une manière aussi correcte qu’originale. Elle parlait tamashq...en français. De loin la meilleure conteuse pendant les fêtes des campements, elle passait à son tour des heures enchantées à écouter les récits de la Sérénissime prodigués par Anastasia. Des histoires des marins d’antan, de leurs départs au loin, de leurs retours chargés de merveilles, des caravanes de la route de la soie, elle ne se lassait jamais. L’absence des hommes dans les foyers pendant des années entières avait alimenté l’admiration de Khadija envers les femmes de Venise. Elle en avait vite conclu que si Anastasia était ainsi – si elle pouvait se passer si bien d’un mari et commander tant d’hommes en ville dans son travail – c’était sûrement parce qu’elle venait de ce peuple-là. La première fois qu’elle avait vu une photo de Venise, Khadija avait été émerveillée. Tant d’eau, si proche des maisons, carrément aux pieds des portes d’entrée, aucun besoin d’aller la chercher avec des ânes aux puits, ni de citernes pour la garder. Tout le monde aurait dû habiter là-bas. À contrecœur, Anastasia avait dû la décevoir. On avait de l’eau potable à Venise, mais pas plus que dans d’autres grandes villes d’occident ou à Bamako: l’eau de la lagune, des mers, des océans était salée, on ne pouvait donc pas en boire, et cela au point que les marins égarés dans ses tempêtes pouvaient mourir de soif tout en n’ayant que de l’eau autour d’eux. Khadija n’avait aucune difficulté à se figurer ce type de désastre. Elle lui avait raconté qu’un clan avait un jour empoisonné l’eau du puits d’un clan rival en y jetant des plaques de sel. Un acte considéré unanimement plus brutal et plus lâche que le massacre d’un campement. Aucun clan n’avait plus jamais fait alliance avec ces traîtres. Enfin, le sel dans la mer, était pour Khadija la confirmation définitive de ce que Ahmad lui avait expliqué en revenant de Paris. Chez les étrangers, il y avait du gâchis partout, à perte de vue. Puis, elles avaient repris l’éternelle discussion autour de la vastitude des océans: à force de négociations, Anastasia avait fini par en réduire la taille à celle du Azawad.

—Tu sais, tes mers, tes océans aussi grands que nos désert, je n’y crois pas, je pense que tu dis cela pour m'impressionner, comme nos vieux, avec leurs histoires de Kel Assouf...

Les photos prises depuis le rivage n’étaient pas une preuve concluante, car elles ne donnaient pas de vrais repères. Même de la rive du Niger, on ne voyait pas la berge d’en face, ce n’était pas pour autant qu’il était plus vaste que le Sahara. Les photos satellites qu’elle lui avait montrées, l’année auparavant, avaient suscité autant de remise en question des a priori de Khadija que chez un athée “cartésien” les photos de corps des saints encore intègres, des siècles après leur mort. Certes, c’était bel et bien l’image de quelque chose, mais de là à savoir quoi... Une étendue d’eau plus ample que les tinarawen  les deux deserts - le Sahara et le Sahel - était tout simplement inconcevable pour elle. L’imagination humaine a ses limites, et appréhender l’existence d’un océan par une simple description, quand vous vivez dans un campement entre Tombouctou et Tessalit, est aussi ardu que de concevoir depuis un salon parisien un Dieu à l'extérieur du temps, sans début ni fin, simple, unique, accompli en lui-même, origine d’une vie jaillissant du néant. Une indiscutable évidence dans les déserts où il avait si judicieusement choisi de se révéler.

[...]

Les hommes n’étaient pas revenus au campement, après le Petit Azalaï ni le soir du quinzième jour, ni les deux soirs d’après.

Deux jours de retard ne s’étaient jamais vus. Les femmes se taisaient, mais l’angoisse se dessinait sur leurs visages. À la fin du deuxième jour, Adawlat avait osé formuler la pensée que chacune avait à l’esprit. « Si les hommes sont morts, on ne pourra pas survivre ici, il faudra partir en ville ». Seulement quelques-unes parmi elles avaient des parents qui auraient pu les prendre dans un autre campement. Partir en ville, c’était la condamnation à une longue agonie. Face à cette évidence annoncée par Adawlat, certaines femmes étaient parties se cacher pour pleurer. D’autres serraient leurs enfants entre les bras. Khadija était blême. Elle s’était assise à côté d’Anastasia et lui dit:

—Moi, je ne vais pas aller en ville. Si Ahmad ne revient pas, je vais rester ici à attendre de mourir comme Wardaa. S’il te plaît, prends Tabebet et Karim avec toi. Ahmad m’a dit que tu as une maison dans un endroit où il y a un fleuve - Lalloire, je crois qu’il s’appelle - aussi magnifique que le Niger, mais avec plein d’arbres tout autour, et que cet endroit est comme un janat, un paradis, plein de pâturages. Mais ils sont vides, sans animaux. Emmène Tabebet et Karim dans cet endroit où il ne faut pas marcher sous le soleil des jours et des jours pour trouver l’eau et la nourriture pour le bétail. Promets-le-moi...

Anastasia sent les larmes couler, elle n’arrive même plus à distinguer le visage de Khadija, elle s’était levée. Elle s’était tournée vers le désert et avait commencé à chanter Cançao do mar face à cet océan de sable qui semblait ne pas vouloir rendre les hommes qu’il avait englouti. Quand elle eut fini, elle se retourna vers le campement. Toutes les femmes étaient sorties de leurs tentes et elles se tenaient derrière elles. Personne, dans ces lieux, n’avait jamais entendu un chant de la sorte.

— C’était quoi?

— C’est le chant des épouses des marins, quand ils sont perdus dans l'océan. C’est pour convaincre la mer de rendre les hommes à leurs femmes.

Khadija avait dit:

— Ils vont peut-être revenir, les hommes, avec ce chant. Parce que je suis sûre qu’il a dit ce qu’il fallait au désert. Tu sais? Maintenant j’y crois à ta mer. Elle est aussi grande que le désert, elle fait aussi peur que le désert, elle est aussi nécessaire que le désert, elle est aussi puissante que le désert, elle est aussi belle que le désert. Et si on est perdus dedans, on y meurt de la même soif.

 

Autres Nomades, Paris 2016

 

Photo AgNA

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