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A quel point le puits est profond 14/15

A quel point le puits est profond 14/15

Published Oct 23, 2023 Updated Oct 27, 2023 Culture
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A quel point le puits est profond 14/15

 

Une fois arrivée chez elle, à Tombouctou, Anastasia avait commencé à vider son sac. Elle avait sorti son vieux cahier de notes, elle l'avait feuilleté de manière presque mécanique, en remontant bien plus en arrière de que ce qu'elle faisait d'habitude. Elle avait trouvé quelques page de transcription de textes manuscrits d'une bibliothèque privée syrienne. Elle s'était assise et elle avait commencé à les lires. Certaines pages avaient été écrite il y a tellement longtemps qui lui semblaient appartenir à la vie de quelqu'un d'autre. Il était question de Isaac Maïmonide, le fils du grand philosophe Moshé Maïmonide qui pratiquait le soufisme et qui, une fois devenu guide de la communauté juive égyptienne, avait essayé de l'introduire comme pratique spirituelle auprès de ses coreligionnaires. Puis il y avait quelques pages des textes d'al-Furaki, datant du XIème siècle qui traitaient de la quantité continue et la quantité discrète de la matière, une physique atomiste à opposer à celle aristotélicienne. Les des notes sur les mystiques qalandar et les moines hésychastes d'Asie Centrale. Des textes qui auraient pu lui garantir une place de directeur de recherche dans n'importe quelle université d'Europe si elle avait eu le temps et pris la peine de les publier avant de découvrir que il y a un monde, dans le bas monde, qui ne vaut strictement aucune peine. Sur cela Ibrahïm avait poussé la porte d'entrée, en lui annonçant que la chèvre avait mis bas. Ils avaient craint qu'elle n'allait pas y arriver, tellement elle était affaiblie par la nourriture peu copieuse qu'il avait pu lui offrir, mais enfin - hamdullah - le chevreau était né : grand, sain et beau. Maintenant il fallait bien nourrir la mère, car elle devait allaiter le petit. Il prendrait un peu de fourrage aux autres animaux du troupeau afin qu'elle ne s'épuise pas, mais ça allait le faire, ils se portait bien dans l'ensemble, son bétail. Ibrahïm avait rit satisfait en montrant ses dents blancs et forts, avant de s'asseoir boire son verre de thé à côté de son amie. Anastasia avait fermé son ancien cahier de notes et s'était réjouie autant qu'il fallait pour cette naissance. Puis ils avaient commencé à discuter de la saison des pluies qui allait commencer : il ne fallait surtout pas que les pousses d'oignons soient déchaussées par l'eau pendant la saison des pluies, comme cela était arrivé l'année auparavant.

 

[...]

Le matin après Ahmad était venu la chercher pour la conduire à Djenné, le Centre gouvernamental aurait souhaitait acheter un fond privé qu'on considérait parmi le plus impotant de toute la région.  Mohammed Assoyuti, le chef de famille, attend Anastasia sur le pas de la porte d’une grande maison en argile cuit. Les briques cuites, par rapport à celles séchées au soleil, sont la matérialisation même de la réussite financière d’une famille. Mohammed la fait entrer et l’écoute poliment pendant une demi-heure dans laquelle elle lui explique les avantages de regrouper le trésor manuscrit de la région dans un seul centre où les livres seront conservés, restaurés, numérisés, catalogués, puis mis à la disposition de la communauté scientifique internationale. Il sourit en la conduisant dans la bibliothèque. Une fois rentrés dans la pièce, il lui demande de prendre un livre au hasard, ce qu'elle fait. En ne l’ouvrant même pas, Mohammed commence à lui décrire en détail le contenu du volume en lui vantant les liens que ce manuscrit a avec d’autres qui se trouvent dans sa bibliothèque.

—Prenez-en un autre...

La scène se répète trois fois de suite.

Mohammed lui demande enfin :

— Est-ce que vos ordinateurs vont les connaître un par un, ces manuscrits?

Elle pacourt du regard les piles de volumes. Elle évalue l’ensemble autour de trois mille ouvrages.

Elle secoue la tête avec embarras.

— Croyez-moi, ils sont mieux ici, chez moi ! Que serait ma famille après deux générations, privée de tout ce que nos ancêtres ont gardé ? Ce n’est pas moi qui me rendrait coupable vis-à-vis de mes enfants et des enfants de mes enfants d’avoir vendu tout cela - dit-il en montrant d’un geste ample tous les livres qui étaient sous leurs yeux - ce ne sera pas moi à les spolier de notre passé.

Anastasia était sur le point de commencer son discours bien rodé sur les avantages culturels et financiers du rachat de la Bibliothèque par le Centre Gouvernamental, mais elle se tait et admet in pecto :

« Mohammed, tu as raison. Les livres doivent rester avec ceux qui les connaissent et qui les aiment. Dans une bibliothèque, ils ne seront que des objets. Certes rares, précieux, mais des objets. Tandis qu’ici, ils sont autre chose: ce sont des amis de famille, ce sont les copains des nuits solitaires, ce sont la voix des ancêtres, ce sont des maîtres d’école, des guides pour l’esprit, ce sont les annotations aux marges laissées par la main d’un aïeul qui a saisi, une nuit parmi des milliers d’autres, le secret d’une pensée. Tu as raison Mohammed. Tu as mille fois raison. Garde-les pour tes enfants, pour leurs enfants et pour les enfants de leurs enfants. In saecula saeculorum. Amen. »

— Vous avez raison, Mohammed. Vous avez fait le bon choix pour votre famille et pour votre bibliothèque. Elle est parfaite. Et elle est parfaite parce qu’elle est ici.

Elle prend un autre volume de la pile, demande à son hôte de lui en parler et s’assoit. Elle voit Mohammed se détendre. Ils parlent de livres tout l’après-midi, avec plaisir, comme deux vieux amis.

Ahmad, qui l’avait conduite en quatre-quatre à Djenné, l’attendait dehors en discutant avec les domestiques. Dès qu’elle apparaît sur le pas de la porte, il se lève. Pendant qu’il la reconduit à Tombouctou, il lui demande :

— Tu es arrivée à le convaincre ?

— Non, je n’ai même pas essayé ! En réalité, c’est lui qui m’a convaincue en quelques minutes qu’il valait mieux les laisser là où ils sont depuis toujours.

— Je vois. J’en suis heureux. Quand tu réussis à acheter une bibliothèque pour le Centre, je suis heureux parce que tu réussis ton travail. Quand tu n’y arrives pas, je suis heureux pour nous, pour les bibliothèques de nos ancêtres. C’est pour cela que j’aime t’accompagner: je suis toujours heureux pour quelque chose.

Elle sourit, en pensant que cette phrase résumait tout l’écart entre les deux mondes dans lesquels elle avait fini par vivre et par aimer avec la même force. Ahmad était attaché de manière émouvante à ces bibliothèques, même s’il connaissait bien mieux le français que l’arabe. Ce qu’il savait de sa propre religion lui venait surtout de la récitation du Coran et des hadiths, appris par cœur dans la madrasa de son enfance, ou par une transmission orale qui se rallumait chaque nuit, autour des feux des campements. Certainement pas grâce aux ouvrages qui se trouvaient dans ces collections de livres anciens. Pourtant, quand ils en avaient une copie entre les mains, ils la regardaient tous les deux avec la même émotion.

« Être si différents et ressentir les mêmes choses, ça doit vraiment être la clé de notre grande amitié », avait-t-elle pensé.

— Ahmad, ils représentent quoi, pour toi, ces manuscrits ?

— Tout et rien. Ces livres et nos animaux c'est tout ce que nous avons. Ils sont là depuis toujours, nous les avons hérité de nos ancêtres, comme l'art de travailler le métal, comme la manière de conduire nos troupeaux. Presque personne ne les lis, presque personne sait les lire. Pourtant s'ils n'étaient pas là, on serait moins chez nous, ici. On serait...moins vrais. Je n'ai jamais lu un seul, de ces manuscrits. mais nous sommes le Peuple du Livre. Et même si pour moi seul ce que Dieu a dicté au Prophète a une valeur absolu ces livres en sont un écho plus ou moins lointain. Comme l’écho d’un caillou qui tombe dans le puits. 

— Alors pourquoi tu y tiens autant à ces cailloux faits de mots?

— L’écho montre à quel point le puits est profond.

Autres Nomades, Paris 2016

 

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