Congratulations! Your support has been successfully sent to the author
La montre 3/15

La montre 3/15

Published Oct 17, 2023 Updated Oct 22, 2023 Culture
time 6 min
0
Love
0
Solidarity
0
Wow
thumb 0 comment
lecture 13 readss
0
reaction

On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy29 articles to discover this month.

To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free! Log in

La montre 3/15

Anastasia songe à la première visite d’Ahmad en France. Paris l’avait laissé complètement indifférent. Aucun bâtiment, aucun monument, aucun bien de consommation exposé dans les vitrines n'avait attiré son attention. Il marchait tout droit, avec son tagelmust bleu au milieu des rues pleines de monde, en obtenant infiniment plus d’attention que celle qu’il octroyait lui-même à la capitale de la cinquième puissance planétaire. Chaque soir, il la remerciait poliment des longs après-midi qu’elle passait avec lui pour lui montrer les lieux les plus significatifs des arrondissements qu’elle lui faisait visiter. Puis, assis sur le tapis du salon, ils buvaient en silence leur thé. Elle avait l’impression que, pour lui, c’était le seul moment de la journée qui comptait vraiment. À la fin de la première semaine sur place, Ahmad s’était arrêté devant un bijoutier qui exposait une montre avec boussole. Il l’avait observée, très concentré. Il avait dit à Anastasia qu’un chef de clan du côté de Gao en avait une semblable et qu’une fois il avait sauvé toute sa caravane d’une tempête de sable rien que grâce à cela. Il s’était fait convertir le prix en francs CFA. Il en avait conclu qu’il s’agissait d’un excellent achat, mais il aurait fallu y mettre presque tous les revenus venant de la production de bijoux de sa tribu; productionqui avait été déposée, en début d’année, à la Maison de l'Artisanat de Tombouctou. Une décision qui demandait de la réflexion. Les tempêtes fortes au point d’égarer un chef de caravane aussi expérimenté que lui étant bien rares, tandis que la citerne pouvait avoir besoin d’être réparée. Et puis, depuis la mort d’un certain nombre de dromadaires à cause d’une sécheresse, il se demandait s’il ne fallait pas acheter une moto pour les déplacements rapides en ville. Anastasia décida de lui offrir la montre en cadeau à la fin du séjour. Elle lui dit:

— En tout cas, Ahmad, nous avons le temps, tu verras cela avant de repartir.

Ahmad avait acquiescéet la visite s’était poursuivie sans éveiller d’autres réactions de taille de sa part, sinon des commentaires circonscrits et très mesurés sur ce qu’il voyait. De l’Arc de Triomphe et de la Tour Eiffel, il n’eut de mots élogieux que pour le savoir-faire ayant trait aux matériaux de construction:

— Ce n’est pas donné à tout le monde de travailler la pierre ou le fer de la sorte, même s’il me semble qu’on aurait pu en faire bien meilleur usage.

Il trouvait déplacée l’idée d’un monument aussi grand qu’une mosquée pour célébrer une victoire ou un exploit humain. Il ne s’était pas exprimé de manière explicite à ce sujet, mais on voyait que ça le laissait circonspect.

Les escalators du métro le fascinaient davantage. Il les avait longuement regardés sans les emprunter. Il lui avait demandé à quoi cela servait. Elle ne se voyait pas en train d’expliquer que l’escalator du métro Gobelins évitait aux usagers la fatigue d’une vingtaine de marches à quelqu’un qui marchait des heures dans le désert avec un seul repas par jour - quand il y avait repas - et quelques verres de thé matin et soir.

Il y a des moments où il faut choisir entre son propre honneur et celui de sa propre civilisation. Pour sauver la sienne du ridicule, Anastasia avait joué l’ignare:

—Je ne sais pas trop; dans ma ville, Venise, il n’y en a pas, et ça ne fait pas tellement longtemps que j’habite Paris.

—On ne peut pas tout savoir de tous les lieux du monde, avait concédé Ahmad.

Ils avaient monté ensemble les escaliers en béton. Le palier atteint, en regardant en contrebas l'escalator qui portait les passagers sortis avec eux de la rame de métro, Ahmad avait conclu:

—En tout cas, ça ne sert pas pour aller plus vite.

—Non, avait-elle admis.

Quelques jours après, ils étaient allés visiter le Parc des Buttes Chaumont, destination qui, pour une fois, avait vraiment enchanté Ahmad. Elle avait choisi de sortir au métro Jourdain. Face à la quantité de marches à gravir, Ahmad n’avait pas hésité une seconde à monter sur l'escalator. Une fois arrivés en haut, il avait annoncé:

—Maintenant, je comprends mieux.

Puis il lui avait expliqué sa réflexion:

—Je pense que l'escalator a été fait pour cela: pour des longues montées. Puis le chef de la ville en a fait mettre partout, pour ne pas créer des jalousies. Moi aussi, quand il y a une grande rentrée d’argent dans le campement, j’en donne beaucoup à ceux qui en ont besoin, mais je n’oublie jamais d’en donner un peu même à ceux qui ont déjà ce qu’il leur faut, comme ça tout le monde est content.

—C’est bien possible, dit Anastasia - en se disant que finalement Ahmad n’était pas vraiment très loin du cœur de la démarche, du moins du point de vue historique.

—Je pense que le maire de Paris qui a fait ça, était un très bon chef. Parfois il faut perdre un peu en argent, pour gagner en paix.

Une fois tiré au clair le questionnement civilisationnel des escalateurs, et en désespérant de voir Ahmad se passionner pour un quelconque aspect de la vie parisienne, Anastasia avait décidé de lui faire visiter le Val de Loire où elle avait une petite maison secondaire. Pendant qu’ils traversaient en train la campagne bourguignonne, elle avait vu des larmes couler des yeux de son ami. C’était la première fois que cela arrivait. Pourtant elle l’avait vu perdre des amis l'œil sec, à cause du paludisme ou de la dureté de la vie dans le désert. Voir ses larmes couler dans un train qui traversait une vallée presque vide l’avait tellement étonnée qu’elle n’avait pas osé lui poser immédiatement des questions. Il regardait le paysage défiler sous ses yeux, la tête posée sur la vitre. Devant ces larmes qui ne cessaient pas de mouiller ses cils, elle lui demande enfin:

—Ahmad, tu te sens bien? Que se passe-t-il?

—Tant d’herbe, tant d’arbres, tout ce pâturage et presque pas de bétail. Quand je pense à mon troupeau toujours à la recherche de nourriture, toujours si affamé. Ah mes pauvres animaux ! Ils seraient tellement heureux, ici...

En enfreignant un code muet de la société Touareg, où les démonstrations physiques de camaraderie ou d’affection n’ont cours qu’entre gens du même sexe, Anastasia prend une main d’Ahmad entre les siennes. Ahmad regarde sa main dans la main d’Anastasia, puis il regarde la verte plaine bourguignonne. Il pose la tête sur le fauteuil du train et il ferme les yeux. Les larmes cessent de couler. Il semble endormi. Anastasia laisse la main d’Ahmad et elle sort de son sac la montre qu’elle voulait lui offrir le jour de son départ. Elle la pose devant lui, sur la table d’appoint du train. Quand Ahmad ouvre les yeux, afin qu’il ne soit pas gêné par la valeur du cadeau qu’il vient de recevoir, elle lui dit:

—Tu as raison, une montre avec boussole peut sauver la vie de toute la caravane lors d’une tempête de sable. C’est important de l’avoir. Mais c’est tout aussi important de l’avoir sans toucher à l’argent de la vente des bijoux, si jamais il était vraiment nécessaire de faire réparer la citerne. Et puis, je pense qu’une moto pour les déplacements rapides en ville, il vous la faut vraiment.

Face au silence d’Ahmad, elle ajoute:

— Et avec ça, tu garderas au moins un bon souvenir de ta visite à Paris.

Ahmad avait pris la montre, puis il avait dit, en guise de remerciement:

—En tout cas, déjà en partant, je savais que la seule chose à visiter de Paris, c’était toi.

 

Autres Nomades, Paris 2016

 

lecture 13 readings
thumb 0 comment
0
reaction

Comments (0)

Are you enjoying reading on Panodyssey?
Support their independent writers!

Prolong your journey in this universe Culture
Shine
Shine

Scott Hicks (1996) ...

Florence Oussadi
2 min

donate You can support your favorite writers