[...]

― Raconte.

― Je m’étais liée d’une grande amitié avec Souleymane, le chef d’un campement très reculé au nord du Mali. Il était comme un frère pour Ahmad, c’est lui qui me l’avait présenté. Il avait gardé l'ancienne coutume désormais abandonnée par les touaregs de cacher à tout le monde le visage. Il avait couvert le sien à treize ans, selon la plus ancienne des traditions, et il ne l’avait plus jamais montré. Même son épouse ignorait quels étaient ses traits. Certains jeunes avaient cru qu’il était défiguré, par une cicatrice peut-être. Cela était bien possible, car il avait participé à toutes sortes de batailles, mais personne n’osait en parler. Ils disaient de lui qu’il était un valeureux, un brave, tout le monde le respectait et ils respectaient tous son choix de ne pas se montrer. Il était capable de protéger le campement mieux que n'importe qui d’autre au monde et son clan lui en était reconnaissant à un point difficile à imaginer. Il n'attaquait jamais, mais il ne reculait devant rien, ni personne dans la défense. Tout le monde disait qu'il se battait comme un lion et il transmettait son courage à tous ceux qui se battaient avec lui, une telle force que depuis des lustres plus personne n'osait attaquer leur tribu. Pourtant, quand il parlait il était d'un calme, d'une douceur saisissant. Si tout le monde dans la région n'avait pas témoigné de sa valeur au combat, il aurait été presque impossible de l'imaginer autrement que assis devant le feu avec son verre de thé à la main et ses mots empreints de sagesse et de bienveillance. Je n’ai jamais rencontré un homme avec une telle maîtrise de soi et capable de transmettre tant de chaleur, tant d’humanité. Comme tant d'autres, il était mort de fièvre. Lors de son enterrement, Ahmad et moi nous allâmes lui rendre hommage avec les chefs de clans les plus proches du sien. Selon la tradition, le tagelmust qui lui couvrait le visage fut défait. Ceux de son clan le virent pour la première fois.

Un visage splendide. Des traits sublimes, nobles, fiers, pleins et fins à la fois. On aurait pu passer des heures à le contempler. L’homme le plus beau que j’ai vu de toute ma vie. Même mort, il était plus expressif que tous les vivants qui l’entouraient. À ce moment précis, j’ai compris que toute la force qu’il dégageait venait de cette beauté et du fait qu’il avait été capable de la cacher à tous. Sa femme est restée immobile tout l’après-midi, le regarder. Elle pleurait en silence. Je ne savais pas qu'un être humain avait le pouvoir de produire tant de larmes sans émettre aucun bruit. Tout son discours d’adieu tient dans cette unique phrase:                                                                                       "Son secret était magnifique, comme tout en lui".

Ce jour là, j'ai compris ce que c'est un Deus Absconditus.

Autres Nomades, Paris 2016