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F comme Wipotek (nouvelle)

F comme Wipotek (nouvelle)

Publié le 12 févr. 2023 Mis à jour le 12 févr. 2023 Culture
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F comme Wipotek (nouvelle)

 

F comme Wipotek

 

 

Martha avait survécu. Elle était revenue. À la vie. D'entre les morts. De là-bas. Elle n'en tirait aucune fierté. Juste une gêne. Parfois une honte. Pourquoi elle ? Pourquoi pas sa mère ? Pourquoi pas sa... Non, elle ne pouvait jamais formuler cette question jusqu'à son terme. En lieu et place du mot, du prénom, son cerveau substituait une image. Un visage. Angélique. Oui, c'était cela. Ils avaient fait de son prénom une réalité. Angélique était avec les anges, ces millions d'anges qui avaient assailli, ces dernières années, le ciel à mesure que les cheminées leur permettaient de quitter cette Terre de malheurs.

Mais elle, elle avait survécu. Le ciel l'attendrait. Elle ne serait jamais fumée, non. La vie avait repris son cours, comme après une éclipse, et son corps à elle ferait ce qui avait été initialement programmé : il pourrirait sous terre, sous les sabots des vivants. Angélique, quelque part là-haut au milieu des nuages sombres, devait tant s'amuser avec toutes ses nouvelles amies venues des quatre coins de l'Europe.

Seule dans cette vie, Martha devait désormais attendre son tour. Qui sait ? Peut-être viendrait-il là, dans quelques instants, à ce carrefour entre la Schulstraße et la Gartenstraße ? Un travailleur de nuit épuisé pourrait s'endormir au volant, la percuter avec sa vieille Volkswagen, et, hériter de cette honte qui l'empêche, elle, parfois, de trouver le sommeil ? Ce serait un drôle de passage de relais, se dit-elle. Machinalement, elle sourit. Puis son expression se figea.

À cette évocation, elle ne put empêcher ses souvenirs de lui proposer cette journée de 36 où, petite, dans les travées du Stade Olympique de Berlin, elle avait assisté, avec ses parents, à la victoire des Américains menés par Jesse Owens. Son père avait souri, franchement, de bon cœur. Un vrai sourire. Ses compatriotes avaient fini troisièmes mais il s'en moquait. Lui le libre penseur juif qui haïssait cette clique qui dirigeait le pays et traquait les hommes de bien de son espèce, lui qui se savait en sursis, sourit en regardant les mines déconfites des uniformes autour de lui. Cette image d'un sourire défiant la haine, Martha la convoquait parfois, l'avait convoquée là-bas, lorsque le froid, comme un serpent, s’immisçait jusqu'à sa paillasse humide.

Ce matin, cette image venue des tréfonds de sa mémoire l'accompagnait comme on accompagne un enfant à l'école. C'était une main douce et chaude posée dans la sienne. C'était un air tendre que l'on susurrait à son oreille pour chasser les tristes requiem que l'époque avait tatoués de force.

 

Martha arriva enfin devant les portes en fer forgé du Karl Alexander Gymnasium. Seuls deux étudiants bavardaient entre cette première barrière et la véritable porte d'entrée, dans un espèce de minuscule sas végétalisé. L'un semblait hésiter à porter à ses lèvres une cigarette américaine, tandis que l'autre l'écoutait avec une dévotion toute latine. Ils ressemblaient à deux amoureux sur le point de se révéler des secrets enfouis lorsque la cloche retentit, annonçant le début des cours de l'après-midi, et Martha ne put que les voir déguerpir, tandis qu'une flammèche rougeoyante l'effleurait avant de finir sa course dans le caniveau tout près d'elle. Martha ferma les yeux, inspira fortement, mais ne put chasser le nouveau souvenir qui l'assaillit. Certains jours, le passé est aussi lourd qu'une nappe après un repas trop copieux : même les miettes semblent des menhirs à qui veut s'en débarrasser.

- Schneller ! avait hurlé le kapo à la file des déportés qui cheminait, sous la pluie et dans le froid, vers des gamelles pleines d'une soupe à moitié croupie.

Martha ne sentait plus ses extrémités et seuls les doigts fins et bouillants d'Angélique qui se posaient sur son bras comme un tison ardent lui donnaient le courage de poursuivre cette marche vers le simulacre de repas qui les attendait.

Mais une fois à la hauteur de la marmite, devant un baraquement où les officiers avaient l'habitude de venir se faire cirer leurs bottes noires, un lieutenant en sortit dans une rage folle. Il pointa son Luger en direction des prisonniers qui n'avaient même plus la force d'être effrayés et tira un seul coup en hurlant des injures. Martha crut son ultime heure venue car la balle la rasa de si près qu'elle dut toucher le tissu qui lui couvrait tant bien que mal le crâne. Le projectile vint se loger dans la poitrine du détenu s'apprêtant à la servir. Entre le lieutenant et lui, s'était créée une ligne jaune qui, en fendant l'air, avait eu les allures de cette cigarette jetée impunément par un étudiant en retard. Martha n'apprit que quelques jours plus tard que ce lieutenant ne supportait plus, au moment de lire son journal, le cliquetis de la louche contre la paroi de la marmite.

 

Martha reprit ses esprits et poussa la porte du lycée qui donnait sur un large couloir décoré d’œuvres d'art toutes plus naïves les unes que les autres. Des paysages de montagnes, des jeunes filles posant bras nus, des fruits posés dans une corbeille. L'entrée de l'établissement, sans doute dans un désir de plaire au quidam, donnait sur la salle de Kunst. L'art y coulait des jours paisibles et rien ne semblait désirer le perturber, si l'on en jugeait par le conformisme désespérant des œuvres exposées. Martha soupira puis, d'un pas alerte, prit la direction du bureau de Frau Genser qui, quelques jours plus tôt, avait retenu sa candidature au poste de surveillante.

Elle devait embaucher trente minutes plus tard mais il lui fallait recevoir son jeu de clefs et ses ultimes recommandations.

Frau Genser, assise à son bureau derrière des piles de dossiers de hauteur inégale, lui fit signe d'entrer dès qu'elle aperçut sa silhouette gracile dans l’entrebâillement de sa porte.

L'entretien ne s'éternisa pas, tant Frau Genser paraissait en conflit avec le temps et ne semblait guère disposée à en perdre.

- La rigueur, Frau Silberstein, la rigueur et la maîtrise du temps seront vos deux alliés principaux pour tenir votre rang. Croyez-moi.

Martha ne releva aucun antipathie à la prononciation de son nom, ni aucun a priori d'aucune sorte. Toute juste décela-t-elle un léger étonnement. Frau Genser avait évidemment connu les persécutions d'hier, peut-être les avait-elle facilitées, comme tant d'autres, ou, plus vraisemblablement, ne s'en était-elle pas mêlée, convaincue que ces questions revenaient exclusivement à la police du régime. Ainsi, il en reste donc quelques-uns, crut lire Martha dans ce sourcil rehaussé. Allons bon, elle fera bien l'affaire.

Une fois dans le couloir, Martha prit la direction de la salle de permanence où elle devrait, d'ici quelques instants, faire face aux condisciples du fumeur et de son admirateur. Des jeunes Allemands dans la force de l'âge, vigoureux comme des chênes, qui, si les Alliés n'avaient pas traversé l'Atlantique, auraient fini depuis peu leur formation dans les Jeunesses et seraient sans doute déjà incorporés sur tel ou tel territoire du Reich. Un uniforme noir ou vert sur les épaules, une étincelle dans l’œil, et une arme fumante à la main. Martha ferma une seconde les yeux, rejoignit le plus profond d'elle-même, ce terrain secret où aucun nazi n'avait réussi à venir la chercher, puis, d'un pas ferme, reprit la direction de cette salle d'étude appelée à devenir son espace quotidien.

Elle découvrit cinq colonnes de tables parfaitement parallèles et derrière chacune une chaise ayant vu bien des fesses et des destins. Aux murs, des affiches imprimées par les Américains et présentant les nouvelles frontières – celles de la défaite – comme une façon d'incruster dans les esprits que tout est vraiment fini. À leur côté, quelques belles vues des montagnes, des lacs, des forêts qui font la beauté du pays et qui irriguent la poésie.

Martha renonça à s'y perdre. Elle ne savait que trop que bien des loups pouvaient se cacher dans un cadre idyllique. Elle s'assit à son nouveau bureau, patiné par le temps et limé jusqu'aux entrailles des symboles qui avaient dû y figurer.

Silence avant l'hallali. Observation avant la curée. Souffle court avant les aboiements. Elle chassa de son esprit les molosses qui, lors de l'appel quotidien, venaient souffler un air brûlant sur ses mollets nus, leurs babines entrouvertes prêtes à déchiqueter qui tomberait devant eux.

Elle chassa le passé et convoqua le présent, comme on pose un onguent sur une blessure.

Ses yeux aux longues cernes se posèrent alors sur un dossier qu'une main prévoyante ou un prédécesseur démissionnaire avait laissé à son attention. La couverture marron de cette pochette à rabats annonçait simplement « registre d'appel 1949-1950 ». Ses doigts, que les souffrances avaient rendus gourds, s'en approchèrent, dans un élan de professionnalisme qui la surprit elle-même. Que lui servirait de découvrir, en avance de quelques instants, les patronymes de ceux qu'elle aurait à surveiller en cette salle sans âme ? Elle se dit que les lire en cette seconde lui éviterait d'avoir à les écorcher et à provoquer quelques rires gênés. Elle s'apprêtait à ouvrir le dossier et à se saisir du seul feuillet qui y logeait lorsque l'on toussa à la porte. Un jeune homme à la peau parcourue de ces innombrables flammèches lézardantes que jette l'adolescence au visage de ceux qui s'en approchent. Martha interrompit son geste et émit un sourire à peine perceptible.

Que se serait-il passé si ses yeux avaient parcouru cette liste de noms à ce moment précis ? Elle se le demanda bien des fois. L'enchaînement fatal des événements qui l'attendaient en aurait-il été chamboulé ? Aurait-elle réagi et agi différemment ? Elle n'osait jamais plus pousser en avant ces questionnements. Le sort – ou Angélique – en avait décidé ainsi et le bulldozer complexe du destin ne tolérait aucun atermoiement. Il devait en être ainsi.

Le jeune homme fut invité d'un regard sec à pénétrer dans la salle. Il ne portait son cartable que d'une épaule et regardait le sol, comme si celui-ci menaçait de faire émerger de dangereux crotales. Bientôt, en une file désarticulée mais dans un silence oppressant qui sidéra Martha, le gros de la troupe apparut. Une trentaine de jeunes hommes, plus tout à fait garçons et pas encore mâles, prit place chacun derrière sa chaise sans oser regarder l'intruse qui leur faisait face. On eût dit un ban de poissons stagnant en eaux peu profondes et attendant le filet du pêcheur médusé.

Martha en déduisit que ces jeunes Allemands attendaient d'elle une indication, un geste. Elle détenait en cette seconde, sur ces jeunes-là, une autorité toute singulière et précaire que leurs pères, oncles ou voisins, avaient eu sur elle de façon bien plus profonde et macabre. Elle se tut une seconde qui dura mille ans.

Puis, magnanime et silencieuse, elle tendit un bras à l'horizontal qu'elle baissa lentement pour indiquer à l'assemblée qu'elle pouvait s'asseoir.

Celle-ci, sans surprise, s'exécuta puis reprit aussitôt cet air si terrifiant et neutre de ceux qui par nature obéissent.

En vérité, ces soixante yeux fixés sur elle étaient autant de balles de mitraillettes qui la traversaient. Martha savait combien le bourreau aimait scruter sa victime avant de lentement la déchiqueter. Elle n'exprima aucune crainte, sourit même à ces visages tendus vers elle comme une baïonnette, puis dit :

- Je suis votre nouvelle surveillante. Je vous demanderai, messieurs, en entrant dans cette salle et en sortant, de vous interdire tout chahut, toute attitude scabreuse comme seule la jeunesse est capable d'en produire. Je veux que ces murs soit le réceptacle de votre réussite. Et la réussite ne tolère ni bavardages inutiles ni rires hors de propos. Je serai à votre écoute si vos études vous mènent, comme je l'espère, à vous interroger. Mes compétences sont larges et je pourrai éclairer votre raisonnement. Est-ce clair, jeunes gens ?

Face au ton glacial et à la prononciation hachée de Martha, nul n'osa intervenir.

- Bien. Maintenant, je vous prie de sortir vos livres d'études et de répondre présent à l'appel de votre nom.

 

Les doigts de Maria permirent enfin à la lumière d'inonder la feuille d'appel qui dormait sous les rabats.

Une liste de noms apparut. Elle était suivie, en cas d'urgence, du nom et du numéro de téléphone de la personne à prévenir. Martha ne prêta tout d'abord aucune attention à cette seconde colonne qu'elle espéra ne jamais avoir à utiliser. Elle fit défiler entre ses lèvres sèches les noms de jeunes Allemands qui, dès leur « anwesend » prononcé se ruèrent sur les tâches qui les attendaient.

 

Puis vint le tour de Karol Wipotek. Ce patronyme fut prononcé avec la même froideur que les précédents mais, dans le cerveau de Martha, une alarme douloureuse retentit et l'obligea à porter son regard sur la colonne de droite comme un doigt écorché court à la bouche chercher un réconfort.

Non, cela ne pouvait pas être. Cela ne devait pas être. Le pouls de Martha augmenta comme aux plus sombres heures de son existence, tant la peur, subitement, la submergea. Ses rétines découvrirent alors ce qu'elles redoutaient : F. Wipotek était l'homme à prévenir.

 

Son corps ne lui permit plus alors d'émettre le moindre son et sa voix se brisa au fond de sa gorge comme une lame sur une falaise. L'élève suivant, qui attendait patiemment son tour, en fut étonné puis, au bout de quelques secondes, prononça lui-même son identité et confirma, de façon si absurde que beaucoup en sourire, sa propre présence.

Ces variations dans la mélodie qu'avait créée Martha, au lieu de la submerger, la remirent à flots, aussitôt. Le présent ne pouvait plus être subi. Elle porta de nouveau son regard sur l'assemblée interloquée, puis, sur un ton encore plus froid, coupant comme une arme blanche, elle reprit :

- Merci, jeune homme, mais à l'avenir, contentez-vous d'obéir à mes ordres.

La fin de l'appel se fit dans une relative indifférence, à mesure que les étudiants, déchargés de cette corvée administrative, se plongeait dans leur travail.

Seul Karol Wipotek ne semblait s'intéresser à rien d'autre que Martha. Certes, il essayait de se consacrer à ses exercices d'algèbre mais il sentait tant peser sur sa nuque offerte le froid regard de la nouvelle surveillante qu'il ne put jamais tourner la page. Vingt fois, cent fois, il relut les demandes de son enseignant, Herr Zuler, mais jamais son cerveau ne parvint à franchir de premier cap.

Et si, elle aussi, avait été troublée comme lui l'avait été en la découvrant ? Il l'avait observée quelques instants avant d'oser toussoter pour manifester sa présence à l'entrée de cette salle d'étude si souvent empruntée. Il l'avait vue de profil, avec ses longues jambes croisées, dont seule une daignait toucher le sol tandis que l'autre s'élevait dans un souverain mépris des convenances. Cette jambe si éloignée des règles et de l'austérité des lieux s'était posée sur une cuisse si tendre et si ferme qu'elle avait provoqué un étourdissement chez Karol. Il avait à peine pu être ébloui par cette chevelure auburn qui tombait, pêle-mêle, sur des épaules d'une si effroyable chaleur. Toussoter avait été salvateur. Il serait tombé comme on tombe face à la lumière d'un ange.

L'algèbre ne fit donc pas le poids.

Lorsque la sonnerie retentit, il fut le premier à sortir, rassemblant ses affaires comme un dératé et courant vers la sortie sous les regards stupéfaits, puis les rires sous cape, de ses camarades.

- Les flageolets de ce midi, dit l'un, avant que Martha ne le fusille du regard et qu'il ne décampe sans demander son reste.

 

La journée se poursuivit sans que Martha et Karol ne se recroisent. Lui ne pensant qu'à elle, elle ne pensant qu'à lui. Lui rêvant d'elle, elle fomentant contre lui.

La semaine se passa, les nuits succédant aux jours, les fantasmes de l'un ignorant les plans de l'autre. Lors des heures d'études, les regards pleins de flammes que Karol et Martha pouvaient darder l'un sur l'autre alertaient parfois les autres humains présents. Certains ricanaient, d'autres s'interrogeaient sur la nature-même de ces regards et la majorité s'en foutait. La majorité silencieuse, elle, sorte de serpent mielleux rampant dans la fange de la rumeur, préférait porter son attention sur un sujet bien plus riche que les amours éventuelles d'un jeune boutonneux. Il se murmurait en effet que Martha était juive et cela accaparait bien plus les esprits : Était-ce vrai ? Comment cela se pouvait-il ? En restait-il donc ?

Martha, de son côté, n'adressa d'autres paroles à Karol que son nom et son prénom à l'occasion de l'appel. Celui-ci, dans une voix rauque et émue, se contenta, chaque jour, d'un simple «  anwesend » qui, pour lui, signifiait bien plus.

 

Le mois était déjà bien entamé lorsque l'occasion attendue par Martha se présenta enfin. La jeune femme, qui avait découvert les hommes et leurs instincts à Auschwitz, avait bien compris ce que Karol voyait en elle.

Elle avait passé plusieurs jours à le suivre à la sortie du lycée sans qu'il s'en aperçoive. Pour rentrer chez lui, il empruntait un itinéraire qui, sur une petite portion, permettrait à Martha de passer à l'action.

Nous étions en automne, l'hiver approchait et le soleil, de plus en plus tôt, se couchait. Martha attendit que Karol arrive à la hauteur du petit creux qu'elle avait repéré sur le chemin et qui les cacherait, quelques instants, des regards venus de la route. Elle courut jusqu'à lui et lui plaça une main ferme sur son épaule droite.

Le contact froid des doigts de Martha sur sa jeune nuque fit sursauter l'adolescent. Il se retourna aussitôt, comme pris en faute, et ouvrit de grands yeux en découvrant Martha.

- Frau Silberstein  ! fit-il comme si elle l'avait surpris en train de transgresser une quelconque ligne du règlement intérieur. Que...

Mais elle ne lui laissa pas le temps de poursuivre. Elle lui sourit et lui asséna, à l'aide de la pierre qu'elle tenait dans sa main gauche, un violent coup à la tempe qui le fit basculer dans l'eau en contrebas.

Elle avait appris qu'il ne savait pas nager, par hasard, au détour d'une discussion captée entre Herr Zuler, le professeur de mathématiques, et Frau Genser, à ses heures professeure de gymnastique.

- C'est insensé, avait-elle dit. Comment fera-t-il cet été ?

 

Martha le regarda se démener dans l'eau fraîche qui l'enserrait et semblait le tirer par les pieds. Ses bras essayaient d'attraper une quelconque molécule d'air à laquelle se raccrocher tandis que ses yeux, eux, écarquillés de terreur, cherchaient en Martha une réponse : Warum ?

Ce fut le moment que choisit Martha pour sortir de la poche de son manteau un joli portrait d'Angélique, pris quelques mois avant leur déportation. Le feu dans les yeux de Martha ne laissa alors plus de place au doute dans l'esprit à l'agonie de Karol : ce brasier n'avait jamais été ce qu'il avait espéré. Il ferma les siens et lâcha prise.

 

Rapidement, un petit tourbillon remplaça le grand ado boutonneux qu'il avait été et le fleuve retrouva son air débonnaire de fin d'automne.

 

Martha rentra chez elle et écrivit une lettre à l'attention de Franz Wipotek dans laquelle elle revendiquait son crime et le justifiait par son désir profond de vengeance envers le kapo qui avait humilié, affamé, violé et tué sa fille Angélique.

 

Quelques jours plus tard, des officiers de police frappèrent à sa porte et, sans réponse, entrèrent de force. Ils découvrirent le corps sans vie de Martha allongé dans son lit, à côté du portrait géant d'Angélique. Aux pieds, la lettre pour Herr Wipotek. Un des agents qui connaissait bien la famille de Karol la lut et la laissa tomber de ses mains, l'air hagard.

- C'est affreux, dit-il à son collègue. Elle ignorait que Karol était sous la responsabilité de son grand frère Fritz et que leurs parents étaient des résistants communistes gazés à Auschwitz.

 

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