Eifelheim
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Eifelheim
Il n’est pas courant de situer une histoire de Science-Fiction, de rencontre avec des aliens, dans un décor médiéval, au fin fond de la Forêt Noire de 1348. C’est pourtant le pari (réussi) de Michael J. Flynn, qui avec Eifelheim nous offre un roman passionnant, mêlant Histoire et SF de bien belle manière.
Voici tout d’abord un bref résumé de l’intrigue de départ. Tom Schwoerin, historien et cliologue* américain étudie de nos jours le site allemand de Eifelheim et cherche à résoudre le mystère qui a conduit ce lieu à être abandonné alors qu’il abritait au Moyen-Âge le village d’Oberhochwald. Le récit bascule en alternance entre les réflexions de Tom qui tente de comprendre le passé, et les faits s’étant déroulés en 1348 à Oberhochwald. Cette année-là, quelque chose est tombé du ciel dans la forêt toute proche du petit village de Forêt Noire. Le père Dietrich, curé du village et homme cultivé qui a étudié les sciences, la théologie et la philosophie à Paris auprès de personnages aussi renommés que Guillaume d’Ockham et Jean Buridan, tente d’entrer en contact avec ces étrangers à l’aspect bizarre échoués avec leur aéronef…
… et je préfère m’arrêter là et ne pas en dire plus pour éviter d’en dire trop !
J’ai trouvé ce roman vraiment très bien fichu, car il se permet de jouer sur plusieurs plans et plusieurs points de vue différents. On a les scientifiques contemporains qui essaient de comprendre (et pour ainsi dire deviner) ce qui a pu se passer en 1348 avec le peu d’informations qu’ils peuvent recueillir sur cette période compliquée de l’Histoire. On a les habitants de ce village médiéval, qui rencontrent ces drôles de naufragés sortis de nulle part, au physique monstrueux et qui ressemblent à des sauterelles géantes, qu’ils baptiseront bien vite les Krenken**. On a les aliens, qui forcément ont des connaissances et un développement scientifique extrêmement en avance sur celui du monde dans lequel ils viennent de s’échouer, mais qui obéissent également à des règles sociétales plus proches de celle d’une ruche que d’une communauté humaine. Et puis vient se greffer par-dessus tout ça notre propre regard de lecteur, presque omniscient par rapport au récit puisque qu’on sait ce que Tom essaie de comprendre, et qu’on sait également que les Krenken sont des extra-terrestres, chose inconcevable au Moyen-Âge puisque la notion même d’alien est inconnue.
C’est justement cette confrontation des civilisations qui m’a paru très intéressante. Car les différents personnages de ce roman ont chacun des conceptions très différentes du monde et de l’existence même. Le chercheur contemporain effectue des recoupements et des investigations en se basant sur les connaissances modernes. Mais le père Dietrich, lui aussi à la pointe des connaissances de son époque aura une approche très personnelle des événements, et tentera de comprendre avec ses propres outils intellectuels ce qui se passe. Imaginez et re-contextualisez : en 1348 la Peste Noire commence à faire des ravages à travers l’Europe et les habitants d’Oberhochwald craignent son arrivée imminente. Et si les étrangers étaient les porteurs de la maladie ? Sans compter sur l’influence de la religion et des croyances, l’aspect difforme des Krenken leur donne l’apparence de démons tout droit sortis de l’Enfer... Bien entendu l’inculture et l’isolement des villageois n’aide pas, certains d’entre eux croient que ces gens bizarres sont des turcs !! Quant aux aliens, ils vont eux aussi tenter de comprendre les hommes aux coutumes si éloignées de ce qu’ils connaissent, et en particulier tout ce qui a trait à la religion et à la croyance en la bienveillance envers son prochain et la vie après la mort...
Évidemment en tant que lecteur on se place un peu au-dessus des divers niveaux de compréhension des uns et des autres mis en relation dans ce roman, et on a les clés qui échappent (totalement ou en partie) aux différents protagonistes. Mais on découvre cependant en même temps qu’eux les événements. Ce qui est fou c’est qu’à certains moments on peut presque se sentir plus proche du Krenken que de l’homme de 1348 sur certains points !
Alors il faut bien avouer que la partie du récit qui se passe en 1348 est plus intéressante que la partie contemporaine, bien que cette dernière soit l’occasion d’aborder et de vulgariser quelques sujets scientifiques qui ne manquent pas d’intérêt. Mais ce sont les personnages des scientifiques surtout qui offrent moins d’attrait que ceux du Moyen-Âge.
Pour ce qui est de la partie se situant dans le village d’Oberhochwald et ses alentours, j’ai trouvé cela passionnant. Pas forcément du fait du suspens ou de l’action (qui sont présents mais de manière tout à fait modérée) mais justement des personnages et de la confrontation de leurs niveaux de compréhension et du choc des conceptions intellectuelles. Que ce soit l’humain confronté à une science qui le dépasse ou l’alien qui découvre la notion de religion, j’ai trouvé cela fascinant.
Fascinante également toute la reconstitution historique faite par l’auteur : c’est très clairement bien documenté et à mon avis Michael J. Flynn a dû passer un nombre conséquent d’heures à se mettre dans la peau d’un homme de cette époque pour réussir à faire si bien comprendre et coller aux pensées et réactions qu’aurait pu avoir un contemporain de la Peste Noire.
Je n’ai pas pu m’empêcher non plus de noter un lien avec l’actualité sociétale actuelle et de me faire cette réflexion à moi-même : alors qu’aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à considérer le sentiment religieux comme une pensée en partie rétrograde et anti-progressiste, en 1348 (période qu’on considérera volontiers comme obscurantiste et arriérée) l’homme d’Église de ce roman était ce qui se faisait de plus à la pointe des connaissances et de la science, voire de l’ouverture d’esprit et de la tolérance ! Plutôt paradoxal et étonnant n’est-ce pas ? En tout cas j’ai trouvé ce renversement de valeurs très bien vu, et il a parfaitement fonctionné sur moi.
Finalement, c’est peut-être ce qui m’a le plus plu dans ce roman à la fois historique et de SF (je ne saurais dire quel aspect l’emporte sur l’autre) : il en émane un humanisme touchant et de nombreuses pistes de réflexion sur notre nature profonde, notre vision du monde et la confrontation avec ce qu’on ne connaît pas (ne comprend pas ?). Je ne peux que vous en conseiller la lecture.
* un cliologue n’étudie pas les Renault Clio à travers les âges, mais les bassins de peuplements humains et leur évolution en mêlant Histoire et mathématiques statisticiennes.
** bien que l’auteur ne va pas plus loin dans l’explication du nom donné aux aliens par les villageois, deux pistes m’ont paru assez évidentes. Le nom peut faire penser aux sons émis par les insectoïdes, une sorte de krrrkrrr… mais il m’a aussi immédiatement fait penser au mot allemand krank*** qui veut dire malade.
*** et encore plus au mot alsacien krànk qui veut dire la même chose.
Cet article a été initialement publié sur mon blog : www.moleskine-et-moi.com