Wati-watia, le désordre
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Wati-watia, le désordre
Le temps des métamorphoses (32)
La nourriture de l'âme
On peut l'écouter ici, et suivre les paroles en même temps, je les ai retranscrites.
Mangé pou le cœur
« Mi s'ar su chemin
Mi vois coups coups d'cognes na plein
Qui coté zot y vient ?
Partout mi sava
Tout ça mi comprends pas
Na trop wati-watia
Tout le wati-watia,
Tout’ zot wati-watia
Refrain
Oh qui l'est ou là d’dans
Oh qui l'est ou mon frère ?
Oh qui l'est ou là quand
Ti vois moins l'est misère ?
Deux trois néna plein
Deux trois na point rien
Tout' i mange zot' douleur
Des fois ti demande
Mamman pou qoué à moins i pleure
Carri na point pou l'cœur
Carri na point pou l'cœur
Carri na point pou l'cœur
Refrain 2
Oh qui l'est où là d'dans
Oh qui lé où bonheur ?
Oh qui l'est où là d'dans
Oh mangé pou le cœur ?
Partout i fait noir ,
Mi enterre pas l’espoir
Tout' l'temps soleil levé
Z'oiseaux la chanté
Moin si moin va chanter
Même l'est dur ma chanter,
Si l'est dur ma chanter
Même l'est dur ma chanter
Refrain 3
Oh qui l'est où là d'dans
Oh qui l'est où mon frère ?
Oh qui l'est où là quand
Ti vois moins l'est misère ?
Oh qui l'est ou là d'dans
Oh qui l'est où bonheur ?
Oh qui l'est où la d'dans
Oh mangé pou le cœur ? »
Mangé pou le cœur est plus qu'une chanson, c'est un véritable programme, une profession de foi. C'est une complainte, un blues, le Allo maman bobo d'Alain Péters, et un chant d'espoir en même temps, une ode à la fraternité.
wati-watia, le désordre
« Mi s'ar su chemin
Mi vois coups d'cognes na plein
Qui coté zot y vient ?
Partout mi sava
Tout ça mi comprends pas
Na trop wati-watia
Tout le wati-watia,
Tout' zot wati-watia »
Je suis sur le chemin
Je prends plein de coups
Qui viennent de tous les côtés
Où que j'aille
Je ne comprends pas
Tout ce remue-ménage
Comme beaucoup de langues dérivées du français, on rencontre en créole un certain nombre de mots vieillis qu'on n'utilise plus tels quels. C'était le cas pour les « lacs », qui signifiaient le filet dans La Pêche Bernica. Ici les « coups d'cognes » sont des coups de bâton. Le mot « cognée », dérivé du latin, désigne en vieux français une sorte de petite hache. Ce mot désuet est passé dans le langage familier sous forme de verbe : on dit cogner pour taper. Le créole a ainsi figé des mots anciens et les utilise dans une forme courante et plus vivante qu'en français. Quant à « wati-watia », cela signifie le désordre, le tumulte, le vacarme, mais aussi les commérages. C'est du brouhaha, un fond sonore qui dérange l'esprit et l'empêche de se concentrer. C'est étonnant d'ailleurs, de la part de Wati-Watia Zorey Band, un groupe formé autour de Rosemary Standley et quelques membres de Moriarty qui a sorti un disque de reprises d'Alain Péters en 2016, Zanz in lanfér, d'avoir choisi cette expression créole à consonance si négative. On se serait plutôt attendu à une allusion à l'harmonie plutôt qu'à la cacophonie, mais soit ! Ce sera Wati-Watia Zorey Band, le groupe de français de métropole qui fait du boucan.
Au refrain :
« Oh qui l'est ou là d’dans
Oh qui l'est ou mon frère ?
Oh qui l'est ou là quand
Ti vois moins l'est misère ?».
Où est-il
Où est-il mon frère ?
Où est-il
Quand je suis dans la misère ?
La misère et à prendre ici au sens psychologique du terme, pas au sens pécuniaire. Alain Péters a toujours eu besoin d'affection, pas d'argent. L'argent ne semble jamais avoir été pris en considération, contrairement au bonheur.
« Deux trois néna plein
Deux trois na point rien
Tout' i mange zot' douleur
Des fois ti demande
Mamman pou qoué à moins i pleure
Carri na point pou l'cœur »
Certains ont beaucoup
Certains n'ont rien du tout
Tous ravalent leur douleur
Parfois tu demandes
Maman pourquoi je pleure
Il n'y a pas de nourriture pour le cœur.
Le carri est un plat réunionnais de viande ou de poisson en sauce dérivé du curry indien, qui désigne à la fois l'épice, le récipient et, par extension, le plat. Le fait de mettre ainsi en avant une partie précise pour parler d'un ensemble plus large est une métonymie. C'est une figure de style assez évocatrice qui fonctionne comme une parabole mais sur un plan plus restreint. La parabole, c'est raconter une histoire pour illustrer une morale, la métonymie, c'est faire exactement la même chose au niveau des mots eux-mêmes. Dans les deux cas, il s'agit d'évoquer de grandes choses avec de petits moyens. C'est un procédé précis et minutieux, qui demande beaucoup de délicatesse. Alain Péters dessine avec un pinceau très fin. Il suggère plutôt qu'il ne montre.
Au refrain, avec une petite variante cette fois :
« Oh qui l'est où là d'dans
Oh qui lé où bonheur ?
Oh qui l'est où là d'dans
Oh mangé pou le cœur ? »
Où est-il
Où est-il le bonheur ?
Où est-elle
La nourriture du cœur ?
La recherche du bonheur remplace celle du frère mais dans le fond c'est toujours la même chose que le chanteur désire : du baume au cœur, du réconfort.
« Partout i fait noir ,
Mi enterre pas l’espoir
Tout' l'temps soleil levé
Z'oiseaux la chanté
Moin si moin va chanter
Même l'est dur ma chanter,
Si l'est dur ma chanter
Même l'est dur ma chanter ».
Partout il fait noir
Je ne perds pas espoir
Chaque fois que le soleil se lève
L'oiseau chante
Moi aussi je vais chanter
Même si c'est dur je vais chanter.
La voilà la profession de foi dont je parlais au début : même si c'est dur il ne faut pas renoncer et continuer à chanter. C'est le credo d'Alain Péters qui chaque fois retourne au refrain pour appeler ses amis, ses frères, mais qui toujours à la fin se retrouve seul. C'est triste mais il n'enterre jamais l'espoir. Il sait bien que le soleil finit toujours pas revenir, et qu'après la pluie vient le beau temps en quelque sorte. Même si le beau temps peut parfois se faire désirer longtemps.
Le vers « carri n'a point pou le cœur » semble apparemment entrer en contradiction avec le titre de la chanson qui annonce à manger pour le cœur. En réalité ce sont les deux revers d'une seule et même médaille, le vide et le plein, la nuit et le jour, le ying et le yang, le pessimisme d'un côté, la misère du cœur et de l'esprit, de l'autre l'optimisme, les retrouvailles avec ses frères les musiciens et le public.
Le dernier refrain est un mélange des deux premiers :
« Oh qui l'est où là d'dans
Oh qui l'est où mon frère ?
Oh qui l'est où là quand
Ti vois moins l'est misère ?
Oh qui l'est ou là d'dans
Oh qui l'est où bonheur ?
Oh qui l'est où la d'dans
Oh mangé pou le cœur ? »
Le bonheur, ou plutôt l'absence de malheur, qui est une façon négative de voir les choses, passe par la musique et la présence de ses frères de cœur, ceux qu'il a choisis, ses compagnons. C'est cela le « mangé », la nourriture de l'âme.
La ligne de basse et l'une des plus envoûtantes jamais créées par Alain Péters. Elle est tantôt jouée à la basse, tantôt à la takamba, l'instrument de prédilection d'Alain Péters, venu du Sahara, tantôt au hajouj par Loy Ehrlich, cela dépend des enregistrements. Certains sont plus dépouillés, plus bruts, d'autres ont été remastérisés par le fidèle Loy Ehrlich justement. On privilégiera la version originale pour son authenticité et les versions remastérisées pour leur rendu plus soigné. Il existe aussi d'innombrables reprises et hommages, par Wati-Watia Zoreys Band ou Piers Faccini, pour ne citer que ceux-là.
Mangé pou le cœur est vraiment une chanson emblématique qui traduit toute la sincérité de la démarche d'Alain Péters, toute sa fragilité et tout son désarroi aussi.
Merci à Eric Ausseil, qui s'y connaît.