En créole dans le texte
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En créole dans le texte
Le temps des métamorphoses (21)
La Pêche Bernica
En écoute ici.
Dimanch' matin pendant la messe
M'l'a parti l’Étang Bernica
M'l'a parti avant le prêche
N'avait bien sûr rien qui presse
Quand vi ça va tout d' bon la pêche
N'a rien qui presse en tout cas
M'l'était parti pour pêch' chevrettes
Camaron l'est plus rar' qu'cabot
M'l'était pas cab' souqu'un languette
M'l'a guett' mon figur' dans l'eau
M'l'attend m'l'a vu v'nir collègue
Zot' l'avait port' niqu' coco
M'l'a pas souqu'un tiort mi allègue
Vou' a dir' à moin ça blanc coco
Guette un peu côté touff' bambou
Y vient là deux ti malbaraises
Avec la chanc' n'a trouve le bout
Ça créol' l'est p'têt' comm' la braise
Laiss' à zot' assis' sur l'roche
Nous ni va allong' sur chiendent
Nous va faire un' marche d'approche
Comm' qui dirait un rentr' dedans
Dis à zot' qu'vous l'a quitt' la messe
Pour souqu' cherverett' qui dort dans l'eau
Demand' à zot' comm' à confesse
Si zot' l'est v'nu cherch' petits cabots
Dimanch' matin pendant la messe
M'l'a parti l’Étang Bernica
M'l'a parti avant le prêche
N'avait bien sûr rien qui presse
Quand vi ça va tout d' bon la pêche
N'a rien qui presse en tout cas
Si vous l'a cab' attrapp' la main
Si vous l'a cab' trapp' une cheville
La main l'est capabl' fair' chemin
Après la rob' lu' éparpille
Pour souqu' chevrett' nena un coup
Sous le fond d'roches ça y circule
Na qui avanc' na qui recule
Quand l'est dans l'lacs tir' un bon coup
Mais dalon un' petit' malbaraise
Si vi ça va pêche Bernica
Dimanch' matin pendant la messe
N'a l'goût la braise chevrett' là
(Jean Albany)
La Pêche Bernica est une échappée onirico-érotique coulée dans l'insouciance, qui n'est pas sans rappeler La Chasse aux papillons de Georges Brassens. Dans les deux textes, l'aventure initiale, la chasse aux papillons pour l'un et la pêche à la crevette pour l'autre, est bousculée par une rencontre, celle de Cendrillon ou de deux « ti malbaraises », deux indiennes de La Réunion, et passe au second plan, devient la toile de fond d'autres péripéties, d'une aventure au sens coquin du terme. Chez Brassens comme chez Jean Albany, le héros n'est qu'un « bon petit diable » qui lutine une belle sans penser à mal.
« Dimanch' matin pendant la messe
M'l'a parti l’Étang Bernica
M'l'a parti avant le prêche
N'avait bien sûr rien qui presse »
Dimanche matin pendant la messe
Je suis parti à l’Étang Bernica
Je suis parti avant le prêche
Il n'y avait bien sûr rien qui presse
On remarque qu'à l'écrit, la rime « messe/prêche » pose problème, ce qui n'est pas le cas à l'oral car le créole est une langue à l'accent qui sossote. Ce n'est pas aussi marqué qu'un cheveu sur la langue, mais tout de même assez pour faire rimer « messe » avec « prêche », qui se prononce plutôt « presse ». De la même manière, « dimanche » sonne un peu comme « dimance ».
Un dimanche matin donc, le narrateur sèche la messe pour aller pêcher la crevette dans l'étang de Saint-Paul, situé dans la commune de Saint-Paul, dans l'ouest de l'île, dans lequel vient se perdre la ravine Bernica. L'étang Saint-Paul devient donc l'étang Bernica sous la plume de Jean Albany, qui dérange la réalité toponymique pour donner à la scène une dimension onirique tout en préservant son encrage dans le réel. Il n'invente pas exactement un lieu, mais modifie le nom d'un endroit qui existe vraiment. Le fait d'aller y pêcher devient, par un effet de raccourci, « la pêche Bernica ». Ce simple décalage ouvre tous les possibles, permet toutes les inventions. On n'est pas tout à fait dans la réalité mais dans un lieu qui y ressemble, un lieu poétique, propice à la rêverie et au fantasme. Tout ce qui va se passer au cours de cette partie de pêche relève bien de l'imaginaire. Dans La Chasse aux papillons, c'est l'irruption de Cendrillon, un personnage de conte de fées, qui crée ce décalage. À partir de maintenant tout peut arriver sans qu'il faille justifier quoi que ce soit.
« Quand vi ça va tout d' bon la pêche
N'a rien qui presse en tout cas »
Si tout va bien c'est bon pour la pêche
Il n'y a rien qui presse en tout cas
Le décor est planté, c'est plein d'espoir que le personnage s'en va à la pêche. Il applique littéralement la pensée positive :
« Quand vi ça va tout d' bon la pêche »,
Si je vais bien, je ferai bonne pêche. Si je pense que tout ira bien, tout ira bien. C'est presque de l'autosuggestion, la méthode Coué. La seconde strophe prolonge cette idée avec encore un peu plus de précision :
« M'l'était parti pour pêch' chevrettes
Camaron l'est plus rar' qu'cabot »
J'étais parti pour pêcher la crevette
Les grosses prises sont plus rares que le menu fretin (camaron désigne une grosse crevette du genre gambas, et cabot un petit poisson)
Donner ainsi des noms précis (« chevrette, camaron, cabot ») confère au tableau plus de réalité, cela contrebalance la dimension onirique et, paradoxalement, maintien l'illusion, le flottement. On nage entre deux eaux. Et puis il y a derrière comme un goût d'aphorisme : il faut savoir se contenter des choses simples, des petites joies que nous apporte le quotidien. Il est bien entendu toujours question de pêche, on a même appris qu'il s'agissait de pêche à la crevette, mais le dernier vers de la strophe va semer le doute :
« M'l'a guett' mon figur' dans l'eau »
Je regarde mon visage dans l'eau
L'eau est un élément qui ouvre directement sur le rêve. La contemplation hypnotique de son propre reflet fait basculer l'esprit, jusqu'à le perdre parfois dans ce jeu de miroirs. C'est Alice qui part explorer le monde situé au-delà, à travers, Narcisse qui s'abîme dans la contemplation de sa propre image. Les clapotis, les ronds dans l'eau, le calme et le silence éloignent l'intention initiale en endormant la vigilance. Il faut une intervention extérieure pour nous sortir de cette rêverie, sinon c'est la chute définitive. Dans le poème, l'arrivée d'un autre pêcheur va tirer le personnage de son début de rêverie :
« M'l'attend m'l'a vu v'nir collègue »
J'ai attendu, j'ai vu arriver un collègue
Mais le collègue en question, s'il réveille notre narrateur, ne va pas pour autant le ramener à la réalité. Et quand arrivent les deux jeunes femmes, l'idée de pêcher quoi que ce soit est abandonnée pour de bon :
« Guette un peu côté touff' bambou
Y vient là deux ti malbaraises
Avec la chanc' n'a trouve le bout
Ça créol' l'est p'têt' comm' la braise »
En regardant du côté des bambous
On voit venir deux petites malbaraises
Avec un peu de chance on arrivera à quelque chose
Ces créoles peuvent être de vraies braises
Alors là ça devient carrément chaud bouillant. Chez Brassens, l'amour se cachait « sous les ombrages », chez Albany il fond de derrière les bambous. Alors les garçons se font tendres et galants :
« Laiss' à zot' assis' sur l'roche
Nous ni va allong' sur chiendent »
On les laisse s’asseoir sur le rocher
Nous on va s'allonger par terre
Mais ils ont tout de même une idée derrière la tête :
« Nous va faire un' marche d'approche
Comm' qui dirait un rentr' dedans »
Nous on va tenter une approche
Comme qui dirait du rentre-dedans
Au figuré tout cela reste très correct, mignon même, un rentre-dedans n'est qu'une cour maladroite et un peu appuyée, « je te bouscule parce que je t'aime bien », mais au sens premier, si on prend les mots pour ce qu'ils signifient, cela commence à prendre une autre allure. Et si l'on s'aventure dans le domaine du sexuel, et c'est ce qui est en train d'arriver petit à petit, une allusion après l'autre, cela se passe de commentaire. Mais sans tomber dans la grivoiserie, on peut dire que l'idée de rapprochement, et d'amour physique, est déjà un peu présente dans l'expression « rentre-dedans ». Inutile d'appuyer outre mesure, l'idée est là qui va faire son chemin.
La strophe suivante n'est que badinage :
« Dis à zot' qu'vous l'a quitt' la messe
Pour souqu' cherverett' qui dort dans l'eau
Demand' à zot' comm' à confesse
Si zot' l'est v'nu cherch' petits cabots »
On leur raconte qu'on a quitté la messe
Pour pêcher les crevettes au fond de l'eau
On leur demande comme à confesse
Si elles sont venues chercher les petits poissons
On discute gentiment en glissant quelques sous-entendus par-ci par-là, « qu'est-ce qui vous amène ici un dimanche ? C'est la pêche ou c'est autre chose ? ». La messe n'est plus qu'un très lointain point de départ. La strophe suivante est là pour nous le rappeler. C'est la même, mot pour mot et note pour note, que la première strophe du poème :
« Dimanch' matin pendant la messe
M'l'a parti l’Étang Bernica
M'l'a parti avant le prêche
N'avait bien sûr rien qui presse
Quand vi ça va tout d' bon la pêche
N'a rien qui presse en tout cas »
Que de chemin parcouru. Nous sommes pourtant encore au bord de cet étrange étang Bernica, par un dimanche matin ensoleillé, en un lieu irréel, comme entre parenthèses, suspendus à des mots. Deux filles ont rencontré deux garçons alors que tout le monde devrait être à la messe. Cela prend des allures canaille. Bons petits diables, joyeux pêcheurs, malbaraises aux contours de braise infernale sont assis côte à côte, allongés même au bord de l'eau, sur le chiendent. Il va y avoir du sport. Bon là c'est moi qui grossit un peu le trait, mais c'est juste pour m'amuser. On a aussi le droit de le faire. Le texte de Jean Albany est plus subtil que ça, d'ailleurs nous allons en reprendre le cours :
« Si vous l'a cab' attrapp' la main
Si vous l'a cab' trapp' une cheville »
Si le poisson vous a attrapé la main
Si le poisson vous a attrapé une cheville
On voit à l’œuvre dans ces deux vers la souplesse de la langue créole qui permet, par un jeu d'apocopes et d'aphérèses (le fait d'enlever des syllabes à la fin ou au début d'un mot) de modifier le nombre de pieds : « attrapé » (trois syllabes), devient « attap' » (deux syllabes), puis simplement « trapp » au vers suivant. Ce que l'on avait constaté avec les rimes « messe/pêche/prêche » est ici confirmé, renforcé même : la versification est moins rigoureuse en créole qu'en français, ce qui confère aux textes plus de légèreté et de nonchalance. Ces vers un peu bancals, graphiquement parlant pleins d'apostrophes, sont tout ce qu'il y a de plus charmant. Le créole parvient mieux à retranscrire à l'écrit l'oralité de la langue, ce qui convient parfaitement à une chanson.
« La main l'est capabl' fair' chemin
Après la rob' lu' éparpille »
La main peut faire le chemin
Puis elle écarte la robe
On retrouve une idée équivalente dans La Chasse aux papillons :
« Quand il se fit tendre, elle lui dit : « J'présage
Qu'c'est pas dans les plis de mon cotillon
Ni dans l'échancrure de mon corsage
Qu'on va-t-à la chasse aux papillons » »
On constate que Brassens prend lui aussi pas mal de libertés avec la versification, et même avec la grammaire. Le poisson qui mordille la cheville de la fille chez Jean Albany, de la même manière que le papillon dans La Chasse aux papillons, la fourmi qui se glisse dans une collerette dans Clairette et la fourmi ou le chardon planté dans le pied dans Il suffit de passer le pont chez Brassens, tout cela est prétexte à un rapprochement physique, excuse, puis, une chose en entraînant une autre, on se retrouve déshabillé. Mais pas si vite !
À la strophe suivante, il semble que l'on se recentre sur la pêche :
« Pour souqu' chevrett' nena un coup
Sous le fond d'roches ça y circule
Na qui avanc' na qui recule
Quand l'est dans l'lacs tir' un bon coup »
Pour pêcher la crevette il y a un truc
Elles nagent au fond de l'eau
Un coup avancent un coup reculent
Quand elle est dans le filet tire un coup sec
En effet, cela ressemble bien à une leçon de pêche, mais la dernière strophe redistribue toutes les cartes par un bel effet d'amalgame, un jeu de qui pêche qui :
« Mais dalon un' petit' malbaraises
…
N'a goût la brais' chevrett' là »
Mais mon frère une petite malbaraise
…
Cette crevette-là a un goût de braise
Par transfert métaphorique, la malbaraise est devenue la crevette. C'est donc bien elle qu'on cherchait à ferrer depuis le début. Et d'ailleurs il n'est plus question de pêcher. Le collègue a disparu du tableau et il ne reste qu'une fille sur les deux. Où sont-ils allés ces deux-là ? C'est une autre affaire. Il n'y avait peut-être personne d'autre. On n'a aucun moyen de le savoir. Au dernier vers du poème la fille est changée en crevette, ce qui nous incite à relire la strophe précédente avec un autre œil et ôte tous les doutes qu'il pouvait encore nous rester :
« Na qui avanc' na qui recule »
Les mots ont pris une toute autre couleur et miment clairement l'amour physique, comme le rentre-dedans un peu plus tôt dans le poème. Mais il n'y a ici rien de scabreux. Tout est jeu : jeu poétique, jeu onirique, jeu érotique. Les mots déploient leur potentiel d'évocation. La Pêche Bernica, c'est une échappée belle, une escapade épicurienne loin du regard des hommes et de Dieu, un rêve à soi, léger et agréable, où tout est suggéré plutôt que dit.
En choisissant de mettre en musique ce poème en particulier, Alain Péters adhère à un état d'esprit. Il fait sienne une certaine vision du monde et de la spiritualité. Il applique à sa vie son propre Évangile, un Évangile de l'amour. Il ne pouvait qu'adhérer à un texte tel que celui de La Pêche Bernica, qui s'éloigne des sentiers battus, fait l'église buissonnière pour aller mettre ses commandements à l'épreuve du monde et de la vie, si ce n'est en réalité du moins en songe. Imaginaire ou non, l'arène importe peu pour livrer ce genre de combats. La chanson exhale tous les possibles. Elle est gratuite dans ses intentions, presque frivole, amorale, c'est-à-dire libre de toute morale, libre d'exister sans rien imposer au monde, et sans que le monde n'ait quoi que ce soit à redire en retour. Ce n'est qu'un petit aparté, un abri. Elle se niche dans un temps mort sans donner de grandes leçons, sans imposer d'arguments, sans prêcher.
La musique qui accompagne le texte fonctionne de la même manière, elle contribue à raconter l'histoire sans l'écraser : des cordes à la fois graves et sautillantes, un petit air de saxophone pour enjoliver (René Lacaille), des percussions pour rythmer et enchanter (Bernard Brancard), et simplement la voix d'Alain Péters, le tout préservé dans une bulle de magie arrêtée.
Merci à Eric Ausseil pour la synesthésie.