Mélusine et le Père Adalbéric n'ont jamais vraiment parlé la même langue, spirituellement parlant. Est-ce parce que la religion qu'il lui explique parle encore et encore et toujours des humains, mais qu'elle ne dit pas un seul mot sur les créatures comme elle ? Des créatures qui, elle le sent bien, si leur existence y était reconnue, seraient assimilées au mieux à des entités démoniaques ? à des forces mauvaises, contre lesquelles les humains devraient lutter de toutes leurs forces en implorant l'aide de ce Dieu que Siegfried lui-même invoque si souvent ?... Rien que d'y penser, un frisson glacé lui parcourt l'échine. Une telle vision, c'est un verdict, une condamnation, un couperet qui trancherait sans appel le lien entre elle et Siegfried. Pourtant, la nuit où ils ont renoué, Siegfried lui-même ne lui a-t-il pas assuré que le lien qui les unit est sacré - un lien de telle nature que seul ce Dieu qu'il invoque pourrait le défaire, et qu'il ne le voudrait même pas ? D'ailleurs, ce fluide qui circule entre eux, même si son intensité varie selon le temps et les circonstances, ce fluide qui subsiste toujours envers et contre tout, existerait-il si leur lien était interdit ?... Mélusine ne se sent ni démone ni mauvaise. Elle est juste amoureuse d'un humain alors qu'elle est une sirène, c'est tout. Certes, c'est une situation qui demande certains arrangements, et elle sent bien que les sortilèges sont une question sensible chez les humains et qu'il vaut mieux qu'elle reste discrète à leur sujet, mais quel mal a-t-elle jamais fait à Siegfried à part le rendre heureux, soulager ses maux et lui faire de magnifiques enfants ?... Ne fait-elle pas pour lui tout ce qu'une épouse humaine normale est censée faire ?... Alors en quoi grands dieux est-elle condamnable ?...

À vrai dire, faire appel au Père Adalbéric lui fait un peu peur, et même plus qu'un peu, et elle aurait préféré de loin éviter d'en arriver là.

Mais a-t-elle encore vraiment le choix ?... Elle ne peut plus, maintenant, rester les bras croisés sans rien faire en attendant que les événements se produisent. Siegfried est en danger, en très grand danger. Et elle-même aussi par la même occasion.

* * *

- Comtesse Mélusine !...

Le Père Adalbéric ne peut pas cacher sa surprise de la voir débarquer dans sa chapelle et lui demander un entretien. S'il reçoit assez régulièrement le comte Siegfried pour le sacrement de pénitence, même si ce n'est que pour avouer des péchés sans grande importance et même s'il se doute que son pénitent a bien plus à dire que ce qu'il lui en révèle - s'il reçoit aussi régulièrement ses enfants, et s'il prend charge également de toutes les âmes plus humbles qu'héberge le château, il ne se rappelle par contre pas avoir jamais entendu la comtesse Mélusine en confession. Ça, c'est une grande première. Après autant d'années... De plus, aucune circonstance exceptionnelle apparente ne semble l'expliquer ni le justifier. Il ne s'en montre que d'autant plus circonspect et intrigué. Il se demande ce que cela peut bien cacher...

Mélusine hoche la tête.

- Père Adalbéric.

- Que me vaut l'honneur de votre visite ? Je dois dire qu'il s'agit d'un événement, comment dire... très rare.

- Rare sans doute mais d'autant plus important. J'ai besoin de votre aide.

- En quoi puis-je bien vous être utile ? À vous qui avez toujours estimé jusqu'à présent pouvoir vous passer de mon aide ?...

Mélusine, qui prenait élan et courage pour raconter son histoire, est stoppée net. Elle reste un moment immobile et silencieuse, puis amorce un mouvement de retraite.

- Pardon. Désolée de vous avoir dérangé.

Le Père Adalbéric constate qu'il vient de commettre une gaffe et essaie de se rattraper.

- C'est moi qui suis désolé, Madame la Comtesse. Loin de moi l'idée que vous me dérangez d'une quelconque manière.

Mais Mélusine fait déjà demi-tour et se dirige vers la porte.

- Ce n'est pas grave.

- Madame la Comtesse, si quelqu'un comme vous, qui n'entrez jamais en ces lieux d'habitude, prend la peine de venir me rendre visite et de me solliciter un entretien, au contraire, c'est que c'est grave.

Mélusine s'arrête net.

- J'ai cru comprendre que pour pouvoir solliciter votre aide, il faut être l'un de vos visiteurs réguliers.

Le Père Adalbéric s'anime.

- Si je vous ai donné l'occasion de comprendre mes propos de cette manière, sachez que j'en suis infiniment désolé et je vous demande de m'en excuser. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je ne faisais qu'exprimer ma surprise - qui, j'espère que vous en conviendrez, était bien naturelle. Mais sachez que mon aide est disponible à toute personne qui en ressent le besoin, et je serai heureux et honoré de pouvoir vous l'accorder. Soyez-en assurée.

Mélusine se retourne. Elle s'interroge sur la sincérité des propos du Père Adalbéric, certes - mais elle n'a pas les alternatives qui lui permettraient de dire qu'elle a le choix, donc elle est bien obligée de passer outre à ce genre de considérations.

- Je peux donc compter sur vous ? Au moins pour m'écouter ? Jusqu'au bout ?

- Je suis tout ouïe, Madame la Comtesse.

- Puis-je également compter sur votre discrétion ?

- Tout ce que vous me direz à partir de maintenant relèvera du secret de la confession. Sauf bien entendu si vous deviez juger utile de m'en relever, et dans ce cas-là, uniquement dans la mesure où vous m'en relèveriez.

- C'est-à-dire ? Je ne comprends pas très bien.

- C'est-à-dire que rien de ce que vous allez me dire ne franchira ces murs, sauf si vous m'autorisez à le raconter. Et je ne raconterai alors que les parties que vous m'autoriserez à raconter. Je continuerai à taire tout le reste et à le garder secret.

Mélusine marque un temps d'arrêt.

- Ça me va.

Le Père Adalbéric sourit.

- Très bien. Alors de quoi s'agit-il ?

Mélusine a un bref moment d'hésitation.

- Il s'agit de Siegfried.

Le Père Adalbéric ne cache pas sa surprise.

- Siegfried ? Vous voulez dire... notre comte Siegfried ?

- Oui. Mon époux.

Là, le Père Adalbéric, effectivement, est tout ouïe, et aussi très intrigué. Il se sent coupable, aussi - coupable de se réjouir d'en apprendre plus sur le comte Siegfried en profitant d'un moyen aussi détourné - et, quelque part, d'aussi déloyal. Mais en même temps... ce n'est pas comme si le comte Siegfried lui laissait le choix. Et la visite de la comtesse Mélusine lui confirme que comme il l'a toujours pressenti, il y a bel et bien anguille sous roche, et que c'est probablement assez grave pour justifier de vouloir en savoir plus.

Mélusine, quant à elle, ne sait tout d'un coup plus très bien par où commencer...

Musique : Vegso - Envisage

Épisode 75 : Conscience et confessions

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