Quelle qu'ait pu être sa honte et son désarroi d'être malgré son statut la dernière à encore ignorer ce que tous les autres savaient déjà et commentaient abondamment dès qu'elle avait le dos tourné - depuis leur nuit sacrée de réconciliation, ces fameuses marques sur le corps de Siegfried sont une chose qu'elle ne peut désormais plus ignorer. Maintenant, à son tour, elle aussi, elle sait.

Certes, elle n'a jamais vraiment ignoré non plus. Ni le vœu de Siegfried, puisqu'il lui en a parlé très tôt, ni son désir d'aller de plus en plus loin dans l'expiation - même s'ils n'en ont jamais discuté ensemble à proprement parler - ni les cris qui lui parvenaient quand les épreuves étaient vraiment trop douloureuses.

Mais elle s'interdisait de le plaindre et de compatir.

Surtout en sachant - sans qu'il ait besoin de le dire, après tout son reniement suffisait largement pour le sous-entendre - que sa participation, même après coup, n'était pas souhaitée. Puisqu'il avait fait vœu de renoncer à tout contact physique avec elle, quelle qu'en eût été la nature et l'intention.

Après tout, c'était son choix à lui, fait de sa propre initiative, librement, sans contrainte et sans en référer à qui que ce soit. Pas même au Père Adalbéric, et encore moins à elle. Elle, il ne l'avait mise au courant que parce qu'après son reniement, pendant tout un temps, elle s'était détournée de lui, totalement, même moralement, et qu'il s'était découvert incapable de le supporter. Alors il n'avait qu'à se débrouiller.

Elle s'interdisait de réagir, même intérieurement. Même si à chaque fois, prise par surprise, le premier cri la déchirait. À chaque fois, elle reprenait son souffle et détournait bien vite son attention en se demandant si les enfants, eux aussi, entendaient quelque chose. Elle faisait prendre des dispositions pour tenter de leur épargner ce choc, et elle s'assurait qu'elles étaient respectées. Ils étaient petits, ils étaient jeunes, ils étaient fragiles, au moins les derniers. Ils n'avaient pas besoin d'être exposés à ce genre de choses. Pas dans un environnement qui, en dehors de cela, vivait en paix.

À cette époque-là, elle faisait le maximum, mentalement, pour s'empêcher de souffrir quand elle savait qu'il souffrait. À chaque fois, elle échouait. Et elle s'en voulait.

Mais elle avait jusqu'alors toujours réussi à ne pas franchir une limite bien précise. Elle avait toujours réussi à s'empêcher d'imaginer les traces que les supplices qu'il s'imposait laissaient sur son corps. Oui, certes, elle écoutait aux portes, ou de loin, les conversations des domestiques pour essayer d'avoir une idée plus précise de ce qui se passait. Mais elle refusait de laisser son imagination franchir la limite des mots qu'elle entendait - et parmi eux, de ceux qu'elle pouvait comprendre. Et jusqu'à présent, ça, elle y était toujours arrivée.

Mais maintenant, après ce qui s'est passé entre-temps, elle ne peut plus fermer les yeux et faire comme si elle n'avait rien vu.

La nuit où ils ont renoué, Mélusine était pour ainsi dire en état d'hypnose, et c'est à peine si elle a remarqué les traces des supplices. Pourtant, au moment où elle a commencé à dégrafer les vêtements de Siegfried, elle a bien eu l'attention attirée par l'une d'entre elles. Elle a voulu y poser la main. Mais c'est lui qui l'a arrêtée, du geste et du regard, en lui disant "pas maintenant" d'une voix rauque. Elle a suivi sa voix, son regard, puis son geste, a fait comme si de rien n'était, et son regard à elle s'est obscurci pour le reste de la nuit.

Le matin - enfin, le jour - qui a suivi, elle a bien compris que ce n'était pas le moment d'aborder le sujet. Ils devaient se laisser mutuellement le temps de se retrouver. Elle non plus n'avait pas envie de gâcher ces précieux moments par des considérations angoissantes. Ils étaient deux convalescents qui avaient envie de guérir, deux blessés qui avaient besoin de panser leurs plaies.

Mais dans les jours qui ont suivi, elle, qui avait gardé en mémoire le souvenir de ce qu'il était avant, a tout de même dû à un moment donné digérer le choc de voir ce qu'il était devenu. À ce moment-là, il lui a paru naturel de poser les mains sur ces horribles marques et d'essayer d'en soulager la souffrance, ne serait-ce que dans le souvenir.

Mais lui n'a pas voulu.

Il tenait à conserver précieusement la mémoire de ces souffrances dans son corps et dans sa tête. Il disait que c'était comme rassembler un prix à payer, pièce après pièce. Il disait que c'était le prix à payer pour le salut de son âme. Que plus il souffrirait ici-bas, plus il aurait de chances d'être heureux dans l'au-delà. Que c'était indispensable. Qu'il n'avait plus beaucoup de temps. Et elle, elle se demandait, et se demande encore maintenant, quelle puissance dans les enfers, sur la terre et au ciel peut être assez impitoyable et assez cruelle pour exiger de la part de ses fidèles de supporter des souffrances de cette ampleur. Même si elle, de la part de l'au-delà et du surnaturel, n'attend en vérité pas grand-chose de bon.

Musique : We Have To Go (slowed and reverb) - Steve Jablonsky

Épisode 69 : Névrose

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