Épisode 16 : L'obscurité au cœur de la lumière
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Épisode 16 : L'obscurité au cœur de la lumière
Mélusine pouvait enfin respirer. Librement. Sortir enfin de sa grotte. Elle ne savait pas trop ce qu'elle allait trouver dehors, et pour tout dire, elle ne se posait même pas la question de prime abord. Le plus important était de profiter de ce que le danger était écarté. De se savoir vivante. De pouvoir enfin bouger, respirer librement et chanter à nouveau. De donner de nouveau libre cours à sa nature sans crainte, de pouvoir batifoler dans l'Alzette sans avoir à se poser de questions. D'entendre à nouveau le chant de la rivière.
Mais la luminosité de l'endroit avait subtilement changé, les choses n'étaient plus tout à fait les mêmes, et Mélusine ne comprenait pas vraiment pourquoi. Alors elle a levé la tête, elle a regardé tout autour d'elle, et elle a remarqué qu'au sommet du Bockfiels, quelque chose était différent. Où étaient passées les ruines du vieux fort ? Et qu'est-ce que c'était que cette masse qui s'élevait à leur place ? Que s'était-il passé ? Qui avait bien pu faire ça ? Et surtout, quand ?... Le changement avait-il un lien avec la nuit qui venait de passer ?...
Si c'était le cas, il était peut-être plus prudent de se tenir à l'écart et de ne pas chercher à aller y voir de trop près. La nuit précédente avait vraiment été trop effrayante. Mais la curiosité avait été la plus forte. Après tout, le projet de Siegfried n'était-il pas de construire un château à cet endroit ?
Mais... était-ce possible ? Comment aurait-il pu s'y prendre pour abattre le vieux fort en une nuit ? Sans même parler de construire tout un château ? Quelqu'un d'autre l'aurait-il devancé ? Mais qui ? Pour faire quoi ? Et... en une nuit, encore une fois ?... Cette nuit-ci, qui venait de s'achever ?
Mais comment ? Tout était mort, elle n'avait pas entendu le moindre bruit ? Normalement ça fait du bruit, quand on construit ? Même si elle ne le savait pas encore à l'époque, aujourd'hui, après dix ans de Lucilinburhuc au milieu des humains, elle l'a appris. Et l'apparition subite de ce château comme sorti de nulle part lui paraît d'autant plus bizarre. Elle qui s'y connaît un peu en sortilèges, elle en est sûre aujourd'hui : ce château n'était pas l'œuvre d'un humain. Ni de plusieurs humains. Ce château était l'œuvre de la magie. En repensant à cette nuit impénétrable de terre, de peur, de terreur, elle a envie de la qualifier de magie noire. Siegfried est-il au courant ?... Est-ce cela, le secret qui l'assombrit depuis tout ce temps ? Si tout cela s'était passé maintenant, avec tout ce qu'elle sait et comprend à présent, jamais elle n'aurait osé s'approcher de ce château.
Un frisson lui en parcourt même l'échine. En réponse, Siegfried resserre l'étreinte de son bras autour de sa taille et la recouvre en partie de sa cape. Mais le froid n'est pas vraiment le problème de Mélusine. Elle a vécu trop d'années en tant que sirène nue dans une grotte hiver comme été, eté comme hiver, à nager dans des eaux souvent glaciales, et elle y retourne encore chaque samedi. Elle résiste au froid. Ce n'est pas un problème. La peur, par contre, c'est autre chose... tout à fait autre chose. Le geste de Siegfried la ramène juste pour un instant au présent. Pour un instant seulement, avant que son esprit reparte vers le passé.
À l'époque, ignorante d'encore tant de choses, elle n'y avait pas tenu. Elle avait eu le courage de l'inconscience. Trop de questions, aucune réponse, c'en était trop : impossible de vraiment s'assurer de ce qu'il en était sans aller y voir de plus près. Alors Mélusine a nagé jusqu'à sa grotte, y a usé de ses cristaux et de ses formules à l'abri des regards et, une fois transformée, a escaladé le rocher et est allée voir par elle-même de quoi il retournait.
Elle n'avait aucune idée de ce que pouvait être la taille d'un château, ni de la façon dont on pouvait en juger, d'ailleurs elle ne s'y connaissait pas en châteaux, elle n'avait vu que celui de Koerich quand Siegfried l'y emmenait à l'occasion - et peut-être aussi quelques autres de loin sur la route - mais une chose était sûre : si elle devait se fier à ce qu'elle avait déjà vu en la matière, ce qui trônait désormais au sommet du Bockfiels était bien un château. Ou en tout cas, ça y ressemblait. Grand ou petit, il était toujours plus grand que ce qu'aurait pu être le vieux fort, même remis en état. Quiconque l'avait construit (ou plutôt fait construire), se disait-elle alors, prenait les choses au sérieux.
Était-ce Siegfried ? Puisque château il y avait désormais, elle souhaitait que oui, mais comment aurait-il fait ? Ne se plaignait-il pas continuellement de son absence de moyens ? Et puis, aurait-il pu faire construire quelque chose d'aussi grand en une seule nuit ? Par une impénétrable nuit de terre en plus, sans le moindre rayon de lumière pour y voir quoi que ce soit ? Comment s'en assurer ?...
Mélusine a prudemment commencé à explorer les lieux, s'attendant à chaque moment à tomber sur un artisan en plein travail. Elle ne s'y connaissait pas encore en bâtiments humains à l'époque, mais elle se doutait quand même bien que quelque chose de pareil n'avait pas pu venir tout seul. Même les nids et les terriers ont des créatures qui les construisent. Mais ici, pas âme qui vive. Il n'y avait personne nulle part. Pas même d'outils ni de matériel qui auraient été abandonnés. C'était décidément très étrange... C'est ainsi qu'elle a fini par arriver au sommet d'une des tours du chemin de ronde. De là, elle a découvert cette large chaussée qu'elle ne se rappelait pas avoir jamais vue auparavant.
Le mystère devenait aussi épais que la nuit qui venait de s'achever. Elle commençait à avoir l'impression de vivre un mauvais rêve... et puis elle a entendu des bruits de sabots de cheval qui se rapprochaient, et qui a-t-elle distingué de loin sur la chaussée, qui se rendait au château ? Siegfried ! Son cœur a fait un bond dans sa poitrine. Jamais de sa vie elle n'avait été aussi contente de voir quelqu'un, et pas seulement parce qu'il s'agissait de l'homme qu'elle aimait. Elle espérait aussi qu'il allait pouvoir lui donner une explication plausible à tout ceci.
Elle ne pouvait pas détacher les yeux de lui. Quand il est arrivé assez près du château, elle a pu voir son visage illuminé de bonheur, et son cœur a tressailli. Elle a croisé son regard. Elle s'est sentie heureuse à son tour.
Puis cet homme qu'elle n'avait pas remarqué, et dont elle se demandait d'où il sortait, s'est avancé vers Siegfried. Un homme tout de noir vêtu, pour ce qu'elle avait pu en voir du sommet de sa tour. Les deux hommes ont eu ensemble une discussion apparemment assez animée. Ils se sont serré la main, puis l'homme en noir a continué son chemin, a obliqué derrière un arbre et a disparu, littéralement avalé par le paysage.
Quand Siegfried l'a rejointe ensuite en haut de la tour, il avait cet air si terriblement sombre, qu'elle ne lui avait encore jamais vu, pas même dans ses colères ou dans ses pires moments de frustration, mais qu'elle reverrait si souvent par la suite. Le contraste avec la joie qu'il affichait en arrivant au château était saisissant.
Il lui a prétendu que cet homme en noir était un marchand ambulant qui ne lui avait rien proposé d'important. Elle n'avait pas entendu leur conversation, ils étaient trop loin, et à vrai dire elle n'avait pas suivi l'entièreté de la scène avec beaucoup d'attention - en tout cas pas fixée sur l'homme en noir - mais elle n'y avait jamais vraiment cru, à cette histoire de marchand ambulant, surtout après avoir vu leur poignée de main. D'abord, que vendait-il, ce marchand ? Où était sa marchandise ? À l'époque, connaissant encore très peu des humains, elle ne s'était pas posé ces questions-là, mais aujourd'hui, elles lui paraissent si évidentes... Mais à l'époque, c'est plutôt l'air évasif de Siegfried qui l'avait interpellée.
Un moment, elle s'est même demandé s'il y avait un lien entre ce soi-disant marchand ambulant et la présence de ce château, mais elle avait immédiatement écarté cette idée tant elle lui paraissait loufoque. Aujourd'hui, à chaque fois qu'elle y repense, elle la prend de plus en plus au sérieux. Peut-être était-ce lui, le magicien noir qui avait fait surgir ce château du néant ? Mais à l'époque, trop contente de retrouver Siegfried, heureuse d'avoir pris l'initiative d'explorer le château - ce qui lui avait permis de se transformer à temps avant son retour - et impatiente d'avoir quelques explications sur ce changement subit en haut du rocher, elle n'y avait plus prêté grande attention.
Mais Siegfried s'était montré remarquablement avare d'explications, lui qui était auparavant si disert sur ses problèmes d'argent, surtout quand ils étaient relatifs à la construction du château. Il est vrai qu'il avait cessé de l'être quand elle avait cessé à la fois de le contredire et de lui poser des questions. C'est pourquoi elle avait mis sa discrétion au sujet du château sur le compte d'un manque d'intérêt de sa part à elle, qui l'avait découragé à la longue d'aborder la question. Mais quand elle lui a raconté l'étrange nuit de terre, de peur, de terreur qu'elle venait de vivre, il a bien paru... contrarié. Plutôt, à vrai dire, un peu effrayé - peut-être sans vouloir trop le montrer ?... Puis il l'a serrée dans ses bras en lui assurant que ce n'était rien. Mais en le lui disant d'une façon évasive qui, là aussi, lui a paru bien étrange. Puis il a changé de sujet et ils n'en ont plus jamais reparlé ensemble.
Sur le moment même ils ont ensuite été entraînés dans un tourbillon d'événements, leur mariage, leur nouvelle vie de couple et leur nouvelle vie tout court, les enfants, son intégration à elle (ou pas) parmi les humains, le développement de la seigneurie, l'émergence de Lucilinburhuc - et les événements de cette nuit-là et du jour qui a suivi se sont perdus de vue dans son esprit. C'est ainsi quand on est pris dans le flux de la vie.
Mais depuis ce jour-là, Siegfried arbore de plus en plus souvent cet air sombre qui ne fait que s'accentuer avec le temps. Et de plus en plus souvent, quand elle le remarque, elle ne peut s'empêcher de repenser à cette nuit de terre, de peur, de terreur, à l'apparition si soudaine de ce château et à ce mystérieux homme en noir qui n'était certainement pas un marchand ambulant...
Siegfried sait-il quelque chose à propos de ce château ? Est-ce ça, le secret qui l'emprisonne ?
Musique : Hoenix - Introspection
Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos