Épisode 73 : L'appel du vide
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Épisode 73 : L'appel du vide
Tout le monde sait à la Petite Forteresse que Madame la Comtesse est désormais pleinement au courant de l'état mental de Monsieur le Comte, alias Siggi le Fou. Chacun sait aussi que quel que soit le moyen employé, Madame la Comtesse reste la seule à avoir réellement un empire sur lui. Mais si certains se réjouissent plutôt de savoir que Siggi le Fou reste maîtrisable d'une quelconque manière, quitte à ne pas être trop regardants sur les moyens employés, d'autres, par contre, pensent plutôt être gouvernés par un couple formé d'un fou et d'une folle, ou peut-être même, pire encore, d'un possédé et d'une sorcière, et se demandent s'il s'agit vraiment d'une situation plus enviable. Leni, évidemment, une fois le plus gros de la frayeur passé, triomphe en racontant à qui veut l'entendre l'épisode du fluide glacial auquel elle n'a échappé que de toute justesse et qui est sûrement la seule chose qui soit arrivée à maîtriser Monsieur le Comte.
- Quand je vous disais qu'il y a tout un tas de choses pas normales du tout qui se passent ici ! Personne ne veut jamais me croire ! Mais finalement c'est quand même moi qui ai raison !
Ensuite, pour le personnel, la vie reprend comme auparavant, les diverses péripéties de la vie au château ne changeant rien, ou alors pas grand-chose, à leurs obligations quotidiennes.
Et pour Mélusine et Siegfried aussi, la vie reprend. Même si Mélusine reste pensive devant l'ampleur du changement de personnalité de Siegfried pendant ses crises de folie. Et elle ne voit pas comment aborder le sujet avec lui. Pourtant c'est un vrai sujet. Les domestiques ont raison : nul ne sait ce qu'il serait capable de faire dans ces moments-là. Et le neutraliser au fluide glacial n'est pas vraiment une solution. C'est une solution qui crée plus de problèmes qu'elle n'en résout. Elle a eu trop peur de le perdre il y a quelques jours pour avoir la moindre envie de retenter l'expérience. Sans même parler de la révélation que cet épisode constitue déjà quant à sa vraie nature - parce que, elle en est sûre, tous ceux qui ont assisté à la scène d'il y a quelques jours se posent cette question. Il faut vraiment être Siegfried pour ne pas se la poser. Pour le meilleur et pour le pire, pour le pire comme pour le meilleur...
Ce qui la rend perplexe, c'est que pour la première fois, non seulement il s'en est pris à elle physiquement, mais elle n'a pas réussi à elle toute seule à le ramener à la raison. Pas même avec sa voix. Sa voix dont il lui dit pourtant lui-même qu'elle a un tel pouvoir sur lui... Ses pouvoirs sont-ils, mine de rien, en train de s'éroder ? Si c'est le cas, ce n'est certainement pas de les avoir trop utilisés, pourtant...
Est-ce donc bien prudent de sa part de se promener avec Siegfried sur le chemin de ronde à la nuit tombée, comme ils le font à peine quelques jours plus tard ?
Cette nuit-là a pourtant tout pour être idéale pour des amoureux : le ciel est clair, la lune est pleine, les étoiles brillent, le fond de l'air est doux, la Petite Forteresse s'endort et la ville de Lucilinburhuc brille de ses derniers feux au loin en contrebas. Une nuit idéale pour se pencher par-dessus les garde-fous à la faveur d'un créneau et pour admirer ensemble le paysage, regarder ensemble dans la même direction en s'enlaçant tendrement, avant de rejoindre tout doucement leur chambre ?
D'habitude, Mélusine adore ces promenades vespérales. Combien n'en ont-ils pas faites ensemble autrefois, à l'époque où aucun d'entre eux n'avait jamais eu l'idée de remettre en question ce qui les unissait ?
Après qu'ils ont renoué, elle a cru, depuis lors, que ce temps béni d'avant était revenu.
Mais maintenant, depuis que l'on parle de Siggi le Fou, et depuis ce qui s'est passé il y a quelques jours dans cette grande salle, elle n'en est plus aussi sûre. Des choses se passent en Siegfried sur lesquelles ni lui ni elle n'ont aucun contrôle, et son cœur n'est plus aussi tranquille.
Et alors qu'ils sont en train de déambuler sur le chemin de ronde, elle tente bien de ne rien en laisser paraître, mais un sombre pressentiment l'agite à l'intérieur. Pourtant le profil adoré de Siegfried se détache sur la clarté argentée de la lune. Un profil sombre, à contre-jour. Il s'est justement arrêté à l'un des créneaux. Il se tourne vers elle, l'attire jusqu'à ce qu'elle soit à sa portée. Puis, avec une dextérité étonnante et son aisance de félin, il lui enlève une épingle à cheveux, puis une autre, en déplace une ici, en remet une autre là - et libère ainsi une de ses longues tresses. Il la prend dans sa main et commence à jouer avec.
- Tu as de magnifiques longues tresses... parfaites pour te faire naturellement une couronne de reine. Elles en font des jalouses, tes belles longues tresses... des admirateurs aussi... beaucoup trop à mon goût... et au tien, Mélusine ?...
Mélusine marque un temps d'arrêt. Elle a du mal à comprendre.
- Comment ça ?... Que veux-tu dire par là, Siegfried ?
Il s'immobilise, très droit, et la regarde fixement droit dans les yeux. Elle voit même briller ses prunelles dans la nuit.
- Allons, Mélusine... Tu sais très bien ce que je veux dire...
Elle sourit, parce qu'elle ne sait pas quoi faire d'autre, mais c'est un sourire hésitant et gêné.
- Justement, je ne comprends pas...
La voix de Siegfried se fait doucereuse :
- Oh que si, au contraire... tu me comprends très bien...
Elle rit dans un souffle, comme on le fait quand on est mal à l'aise.
- J'aimerais bien comprendre, justement...
Mélusine donnerait cher pour pouvoir distinguer la couleur des yeux de Siegfried en ce moment même. Elle est prête à parier dessus. Un beau rouge sang. Et ce sourire, ce sourire pointu, qui révèle le plaisir de faire souffrir... celui d'un chat qui s'amuse avec une souris... la souris, c'est elle... Non, elle devrait réagir. Ne pas se laisser faire. De quoi est-elle coupable ? De rien du tout. Elle n'a rien fait et elle le sait. Tout le reste, c'est son imagination à lui. Seulement voilà : là où, il y a encore une semaine, elle lui aurait fait face droit dans les yeux, sans broncher, bien droite sur ses deux pieds - depuis ce jour funeste dans cette grande salle, elle n'est plus aussi sûre d'avoir le dessus. Plus depuis le moment où il l'a saisie à la gorge et forcée à reculer devant lui. Désormais, il franchit toutes les limites, les unes après les autres. Elle ignore ce qu'il est capable de faire, jusqu'où il est prêt à aller, et elle n'a pas envie d'y rester. Elle n'a pas envie de le perdre non plus en usant de son fluide glacial. Alors elle évite d'aller elle-même jusqu'au bout de ce qu'elle pourrait faire...
Et c'est lui qui commence par lui tirer la tresse comme un gamin -
- Aoutcha, Siegfried, tu me fais mal !
- Ah bon ? Je te fais mal ?
- puis qui, soudainement, lui enroule sa belle longue tresse par deux fois autour du cou - et commence à tirer.
- Et comme ça aussi, je te fais mal ?
Elle prend peur et accroche les mains à sa tresse pour tenter d'en desserrer l'emprise.
- Mais qu'est-ce que tu fais, Siegfried ?
Siegfried ? Il a le sourire triomphant... et la voix qui gronde :
- Ah, tu en mènes moins large comme ceci, pas vrai ?... Ma jolie... Ma belle...
- Arrête, Siegfried, tu parles à qui, là ? Arrête, j'étouffe !... Réveille-toi, Siegfried ! C'est moi, Mélusine !
- Oui, je sais très bien qui tu es... mais rappelle-toi, je te l'ai déjà dit... dès que quelqu'un d'autre s'approche de toi, ça me donne envie de tuer...
En disant "tuer", il tire encore sur la tresse qui l'étrangle.
- ... alors si tu veux t'en sortir vivante, dis-moi qui tu vas retrouver tous les samedis dans ta grotte depuis plus de vingt ans ?...
Mélusine n'a plus besoin que Siegfried l'étrangle avec sa tresse pour avoir le souffle coupé. Ni pour être envahie par un sentiment d'horreur. Ni pour avoir la peur au ventre en réalisant le danger qu'elle court désormais.
Parce qu'elle se doute bien que maintenant que Siegfried est lancé, et bien lancé, sur cette voie-là, il ne va pas en rester là.
- Alors ?... J'attends. Dis-moi... Je veux des noms. Et aussi, dis-moi... De tous nos enfants... enfin, de tous les tiens, dont tout le monde croit que ce sont les nôtres...
Ce rire sarcastique...
- ... dis-moi... lesquels sont les miens ?... Y en a-t-il un seul, d'ailleurs, qui soit le mien ?...
Siegfried la couche sur le dos par-dessus le créneau, la tête dans le vide, les yeux vers le ciel, et elle a l'impression de devoir être avalée par l'espace, mais elle n'a pas besoin de ça pour avoir le vertige. Elle n'ose pas se débattre, elle a peur de finir en bas, elle cherche juste à desserrer l'étau de sa tresse, elle cherche du regard un repère, un outil, une prise, quelqu'un pour l'aider. À force de chercher, son regard tombe sur le visage de Siegfried, puis elle le voit secouer lentement la tête, le désespoir inscrit sur son visage. Alors elle comprend. Siegfried n'est plus lui-même. Celui contre lequel elle lutte en ce moment, ce n'est pas Siegfried, c'est Siggi le Fou. Le redoutable Siggi le Fou, séduisant et mortel. Était-ce déjà Siggi le Fou qui la marquait lors de la nuit de leur réconciliation ?... Elle n'en est pas sûre, mais de toute façon, ce n'est pas le moment de penser à cela. Maintenant, c'est le moment de penser à la manière dont elle pourrait avoir le dessus sur Siggi le Fou. Celui qui lui a mis la main à la gorge dans la grande salle et qui l'a forcée à reculer devant lui. Celui qui l'a désarçonnée en lui faisant valser tous ses repères... Pour ne pas être désarçonnée, pour garder une assise de raison dans la tornade de la folie, elle doit se raccrocher à quelque chose. Elle doit pouvoir garder les yeux sur un repère. Et le seul repère sûr dans la tornade du délire, de l'illusion et du mensonge, c'est la vérité. Elle doit absolument se raccrocher à la vérité et s'en tenir à elle.
Et la vérité, la seule et unique vérité, c'est qu'elle n'a rien fait de ce dont Siggi le Fou l'accuse.
- Tous nos enfants sont les tiens, Siegfried. Je ne suis jamais allée rejoindre personne d'autre, ni dans ma grotte ni ailleurs. Je ne connais que toi. Il n'y a jamais eu que toi. Tu es le seul qui m'ait jamais touchée.
Oui, j'ai des secrets pour toi, Siegfried, comme toi aussi tu en as pour moi. Mais pas ceux-là.
Siegfried - ou Siggi le Fou ? - la fait balancer légèrement sur le rebord du créneau.
- Tout cela... c'est toi qui me le dis. C'est toi qui me l'affirmes. Évidemment. Tu ne vas pas me dire que tu as eu un amant, ni deux, ni trois, ni cinq, ni dix, ni quinze, ni vingt. Et encore moins que tu t'es couchée devant tous ceux qui te demandaient juste de t'asseoir. Bien sûr que non, tout ça, tu ne vas pas me le dire, pas vrai ?... Même si c'est vrai, tu ne me le diras jamais. Tu mourras plutôt que de me le dire, pas vrai ? Et pourtant... Et pourtant, tout ce que tu viens de me dire là... est-ce que je dois le croire ?
Mélusine sent des larmes de désespoir et de fatigue perler au coin de ses yeux. La fatigue. C'est ce qu'elle ressent le plus. Se battre pour rester en vie ? Oui, elle y pense bien. Mais quelle vie ? Une vie où elle aura de toute façon perdu Siegfried, où elle se reprochera pour l'éternité d'avoir renié sa vérité sans raison et où elle souhaitera mourir à chaque seconde pour avoir perdu ce qui lui donnait son sens ? pour se traîner d'un moment à l'autre comme une morte vivante ? Mourir pour mourir, autant mourir directement ici et maintenant, en bas du Bockfiels. De la résignation, c'est tout ce qui lui tombe dessus en ce moment.
- Crois ce que tu veux, après tout, Siegfried. De toute façon, je ne pourrai pas t'empêcher de croire ce que tu as envie de croire. Si tu as envie de croire que je l'ai fait avec le monde entier, eh bien vas-y, crois-le. Si ça te fait plaisir.
Il la redresse légèrement en tirant sur sa tresse. Elle s'y cramponne autour de son cou pour avoir de l'air.
- Non, ça ne me fait pas du tout plaisir de le croire. Mais ce n'est pas la question. La question, c'est de savoir si c'est vrai. Ou pas.
Et là, il donne du mou.
Des larmes de désespoir coulent sur ses joues.
- Si tu n'es pas capable de comprendre que c'est faux quand tu me vois, quand tu m'entends ou quand tu me touches, rien de ce que je pourrais te dire ne pourra jamais te convaincre.
Elle tente de desserrer sa tresse juste assez pour reprendre son souffle. Et pour lancer un dernier argument comme on joue son va-tout.
- Mais ce n'est pas parce que tu le croiras et que tu en feras ta vérité, que ce sera pour autant la vérité. Tu ne seras jamais que l'un de ceux qui préfèrent croire des mensonges et en faire leur vérité.
Siggi le Fou la redresse légèrement, la laisse un peu aller, puis l'attire à lui - le tout par sa tresse, qu'elle tient des deux mains pour ne pas étouffer.
- Un bon point pour toi, Mélusine.
Puis il la tient légèrement à distance.
- Mais il reste quand même une question. Si tu ne passes pas tes samedis dans ta grotte ou ailleurs à rencontrer des gens que tu ne devrais pas, pour faire des choses que tu ne devrais pas non plus, alors à quoi les passes-tu ? Et où ?
Un frisson glacé qu'elle peine à retenir parcourt l'échine de Mélusine. Elle espère de tout son cœur que Siggi le Fou n'en remarquera rien, mais franchement, elle n'a pas grand espoir.
- Et puis, j'ai d'autres questions aussi pour toi. Pourquoi ne m'as-tu pas suivi à Koerich quand nous nous sommes mariés ? Pourquoi as-tu absolument voulu rester au Bockfiels ? Réalises-tu seulement que c'est avec cela que tous les problèmes ont commencé ?... Pourquoi n'as-tu pas voulu me suivre chez moi à Koerich ? C'est comme ça que les choses se passent normalement.
Et voilà. On y arrive. Mélusine ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle aurait dû prévoir que toutes ces questions-là allaient finir par se poser un jour. Oui, mais, aussi - comment y répondre ? Comment y répondre sans trahir sa vraie nature ?...
- Je t'avais aussi demandé de ne pas me poser de questions à ces sujets. C'était une des conditions de notre mariage. Tu as accepté, Siegfried. Tu étais d'accord.
- Oui, j'ai accepté à l'époque, c'est vrai. Même si ça me choquait, j'ai accepté quand même. Je n'aurais peut-être pas dû...
Elle remarque chez lui un changement subtil mais bien réel. Un léger affaissement. Un léger tassement. Moins d'élégance, moins d'arrogance. Plus de tristesse. Plus de souffrance.
- C'était naturel pour moi, et pour n'importe qui, de te poser ces questions-là. Ça l'est toujours aujourd'hui, d'ailleurs. Pourquoi veux-tu me refuser le droit de te les poser ?... Tu réalises au moins que si d'autres avaient été au courant de nos conditions, ils auraient très facilement pu s'en servir contre nous pour nous séparer ? Il leur aurait suffi de me faire supposer... ce que je t'ai dit tout à l'heure. Si certains avaient su, ça aurait été un jeu d'enfant pour eux. C'est un jeu très dangereux que nous avons joué là, et que nous sommes encore toujours en train de jouer. Avec ce que nous avons de plus précieux... C'est de l'inconscience à l'état pur. Et puis, si tu m'avais simplement suivi à Koerich... ou à Feulen, comme tu aurais préféré, les deux étaient possibles... je n'aurais pas eu... beaucoup d'autres problèmes...
Le cœur de Mélusine commence à sombrer tout au fond de sa poitrine. Est-elle donc condamnée à perdre Siegfried un jour de toute façon, quoi qu'elle fasse ?...
Au moins, pour le moment, c'est au vrai Siegfried qu'elle est en train de parler. Pas à Siggi le Fou.
- Tu regrettes ?
- Tout dépend de ce que je suis censé regretter pour toi.
- Est-ce que tu regrettes... toutes les années que nous avons passées ensemble ?...
- Non. De cela, je n'en regrette pas un seul moment, non. Mais est-ce que je regrette de t'avoir promis un peu trop facilement de ne pas te poser de questions sur certaines choses : oui. Si j'avais mieux connu tes raisons, nous aurions probablement pu trouver à terme d'autres solutions. De vraies solutions... qui ne nous auraient pas posé tous les problèmes que nous avons connus pendant toutes ces années, et que nous connaissons encore.
Mélusine repense à la nuit de terre, de peur, de terreur, pendant laquelle la Petite Forteresse a surgi de nulle part. Elle repense au magicien noir. Elle repense à l'assombrissement progressif de Siegfried. Elle repense à son expédition à Koerich et à tout ce qui s'en est suivi - sa maladie, son reniement, leur éloignement pendant tant d'années, les tortures qu'il s'inflige et qui n'arrêtent pas de s'aggraver, et maintenant sa folie malgré leur rapprochement...
- Des problèmes... liés à ce château ?
Si c'est ce château qui est à l'origine de tous leurs problèmes, alors, oui, assurément, il est maudit.
- Entre autres... Mais c'est surtout que ces problèmes n'ont pas de solution.
- Tous les problèmes ont une solution, Siegfried.
- Non, Mélusine. Certains problèmes n'ont jamais de solution. Crois-moi sur parole, je sais de quoi je parle. Et je peux te dire que ça rend fou. Moi, en tout cas, ça me rend fou.
- Es-tu vraiment sûr d'avoir tout essayé ?
Il soupire, se tourne vers la ville, regarde au loin.
- J'ai cru à un moment donné qu'il pouvait y avoir une solution. Oui, j'ai essayé, j'ai tout essayé, tu peux me croire. J'y ai cru, j'ai espéré, j'ai essayé. Mais quoi que j'essaie, c'est un échec.
Un moment de silence.
- Certaines erreurs coûtent tellement cher que rien ne peut les rattraper. Il n'existe aucun prix qui puisse les racheter.
Puis il porte un regard oblique vers Mélusine.
- Si tu m'avais suivi à Koerich à l'époque, je n'aurais pas eu à commettre cette erreur. Et rien de ce qui a suivi ne serait arrivé.
Mélusine reprend sa respiration comme après un coup de poing porté dans le ventre.
- Je ne t'ai jamais demandé de me construire un château, Siegfried.
Il se tourne vers elle et lui déroule sa tresse hors du cou.
- Je sais. Mais tu sais maintenant pourquoi c'était nécessaire.
Bien sûr. Les conventions et les complications de la société humaine en général, et de certains de ses milieux en particulier.
- On ne vit pas juste d'amour et d'eau fraîche, Mélusine.
Les humains ne vivent pas juste d'amour et d'eau fraîche. Et de ce que la nature leur donne.
- Pourquoi les choses sont-elles si compliquées, Siegfried ? Tout pourrait être si simple... si seulement on voulait...
Il soupire profondément.
- Crois bien que moi aussi, je ne demanderais pas mieux que les choses soient plus simples...
Un moment de silence, puis il reprend à voix plus basse :
- Parfois tout cela me rend tellement fou que -
(il enroule la tresse de Mélusine, qu'il a gardée en main, autour de son propre cou)
- j'ai envie de me jeter là tout en bas.
Il se penche par-dessus le créneau.
- Pour en finir avec tout ça une bonne fois pour toutes.
Puis d'une main, il tient la tresse de Mélusine autour du cou, et il lui passe l'autre dans le dos pour qu'elle se rapproche du créneau et qu'elle se penche elle aussi par-dessus bord.
- Et qu'est-ce que tu penserais si on sautait tous les deux ensemble là en bas ?
- Siegfried ! Non mais qu'est-ce que tu fais ?!...
Elle n'a plus besoin de voir la couleur de ses yeux, ni d'entendre un son bizarre dans sa gorge, pour savoir que Siggi le Fou vient de reprendre la main. De nouveau, ses yeux s'agrandissent d'horreur, un bloc de glace lui tient lieu d'estomac et tout son corps est paralysé.
- Avoue que ça résoudrait tout d'un coup pas mal de problèmes... Non ? Allons... Il suffit juste d'un tout petit moment de courage, ce ne sera pas long...
Mélusine lutte pour retrouver sa respiration en même temps qu'un filet de voix.
- L.. les... enfants... les enfants, Siegfried... as-tu... pensé... aux enfants...
Siggi le Fou part d'un rire hystérique.
- Si tu connaissais l'étendue de mon problème, Mélusine, tu saurais que les enfants préfèreraient probablement me voir en bas.
- Non, Siegfried ! Non !
- Hahaha, si tu savais, Mélusine. Si seulement tu savais.
- Non !
D'un geste souple, Siegfried escalade le créneau et s'assied sur le rebord, les jambes pendant dans le vide. Toujours en tenant la tresse de Mélusine enroulée autour du cou.
- Qu'est-ce que tu fais, Siegfried ? Qu'est-ce que tu es en train de faire ? Non, Siegfried, ne fais pas ça !
Elle a déjà la vision du corps de Siegfried se balançant dans le vide suspendu à sa tresse comme un pendu au bout d'une corde.
Puis d'elle-même, entraînée par le poids, se fracassant avec lui tout en bas du Bockfiels.
- Non Siegfried ! Ne fais pas ça ! Je t'en prie ne fais pas ça !!
- Et pourquoi pas ?... N'aie pas peur, Mélusine, c'est juste un petit moment un peu dur à passer, c'est tout. Il faut juste un petit peu de courage. Je peux plonger tout seul, si tu préfères... mais ne dit-on pas aussi qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ?... Si tu m'aimes, Mélusine, si tu m'aimes vraiment, c'est le moment de le prouver...
Non, ça ce n'est pas une preuve d'amour.
De toute façon, celui qu'elle aime, c'est Siegfried. Pas Siggi le Fou.
Il faut absolument qu'elle trouve un moyen d'arrêter cette folie...
"Ta voix, Mélusine..."
Sa voix ?
Mais sa voix n'a aucun pouvoir sur Siggi le Fou ?...
Et puis - quelle voix ?
Qu'est-elle encore capable de chanter dans un moment comme celui-ci ?...
Et puis - si quelqu'un d'autre l'entendait ?... Tout le monde ne tient pas les choses pour acquises sans se poser de questions comme Siegfried le fait !
Mais que peut-elle faire d'autre ?
A-t-elle vraiment le choix ?...
Certes... mais que va-t-elle bien pouvoir chanter ? Le printemps ? La joie ?...
Tout ce qu'elle trouve à atteindre dans son registre est une prière, la plus intense qu'elle connaisse, un chant qui donne à l'entendre un sentiment de danger et d'urgence... pas le plus joli ni le plus agréable à entendre, peut-être même le plus bizarre voire le plus inquiétant... mais pour l'instant c'est tout ce qu'elle a en stock...
Alors elle le fait résonner, et à Dieu vat comme disent les humains, et tant pis pour les autres qui pourraient l'entendre, et tant pis pour les autres qui l'entendront, et qui certainement s'en plaindront, mais il y a urgence, elle doit absolument empêcher Siegfried de se jeter en bas, et si Siggi le Fou y est insensible, peut-être son chant réussira-t-il à réveiller et à toucher Siegfried, le vrai, et à empêcher la catastrophe...
Elle ferme les yeux pour ne pas voir la suite. Tout en continuant à chanter. Tant qu'elle a du souffle.
Puis elle s'arrête, exténuée.
Elle perçoit du mouvement. Du bruit.
Elle a peut-être réveillé tout le château et toute la ville. Pour le moment, elle s'en moque. On verra bien par la suite.
Elle entend des bruits tout proches. Comme ceux de quelqu'un qui bouge sur des pierres. Elle n'ose même pas ouvrir les yeux.
Puis elle entend un souffle. Des voix dans le lointain dont il lui semble qu'elles disent : "Mais c'était quoi ça ?... Vous avez entendu ?... C'était quoi ça ?..." Le souffle, plus proche, se saccade. Elle sent du mou sur sa tresse. Elle entrouvre les yeux, et elle voit Siegfried debout sur le chemin de ronde, comme étourdi. Alors elle se précipite contre lui, crie son nom, jette les bras autour de son cou, prend son visage entre les mains, et elle se moque bien de savoir si quiconque les voit quelque part, elle n'en a cure, Siegfried est vivant, Siegfried est entier, Siegfried est là, et elle aussi, c'est tout ce qui compte, elle a eu tellement peur...
Il y a du mouvement dans la cour du château, deux hommes et une femme il lui semble, de toute façon elle ne les reconnaît pas là dans l'obscurité, mais ils viennent aux nouvelles, demandent si tout va bien. C'est elle qui répond que ça va, merci, tout va bien. Une voix masculine - lui semble-t-il - demande ce que c'était que ce bruit tout à l'heure. Elle répond que ce n'est rien, que c'est fini, que tout va bien, que tout est rentré dans l'ordre. Les trois domestiques dans la cour du château rentrent à l'intérieur, il reste une certaine agitation en ville mais qui va sûrement se calmer bientôt puisqu'il n'y a plus de bruit bizarre pour donner une alerte quelconque, mais elle ne veut pas attendre jusque là pour rentrer elle aussi à l'intérieur avec Siegfried - sans être vraiment sûre de s'y trouver en sécurité à l'abri de Siggi le Fou...
La nuit, dans leur chambre dont elle ne sait plus si elle y est à l'abri ou en danger, alors qu'après l'étreinte par laquelle elle l'a réconforté et apaisé, Siegfried s'y endort, Mélusine veille. Sa décision est prise. Elle n'y arrivera pas seule. Elle doit chercher de l'aide. Aussi improbable soit-elle.
Musique : Echo of a Lost World - Marcus Palt | The Dark Side
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