

Chapitre 74
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Chapitre 74
La nuit est tombée sur notre appartement comme une caresse muette, légère et suspendue. Une de ces nuits de fin de printemps où l’air semble plus tiède que d’habitude, comme un souffle laissé en veille. Les murs, encore habités de silence, filtrent à peine le monde extérieur. Je suis allongée dans notre lit, le corps engourdi, incapable de dire si je dors ou si je veille. Le temps ne ressemble plus à ce qu’il était.
À côté de moi, Samuel ne dort pas. Il est assis contre la tête de lit, le regard fixé sur le petit corps qui respire dans ses bras. Il ne parle pas. Il veille. Il est là, tout simplement, et rien d’autre n’a plus d’importance.
Notre enfant. Notre fille.
C’est lui qui me l’a dit. Quand le cri s’est élevé, brut, fragile, presque irréel. Quand ils me l’ont posée contre la poitrine, chaude, palpitante, tremblante. Je n’avais pas encore osé la regarder. Je la sentais, c’est tout. Et c’est lui, sa voix, douce et incrédule, qui a murmuré contre ma tempe :
— C’est une fille, Paule. Une petite fille…
Depuis, je n’ai plus quitté ce monde-là. Celui où il y a son souffle, sa peau douce, sa main minuscule refermée sur un pan de ma chemise. Et Samuel, les yeux embués, le dos droit, l’âme à nu.
Je tends les bras. Il me la glisse comme un trésor qu’on confie sans bruit. Je la prends contre moi, lentement. Elle est légère. Elle sent le lait, la chaleur, quelque chose de presque céleste. Je la garde lovée entre mes seins, sa joue contre ma clavicule. Elle respire doucement. Je ferme les yeux. Mon cœur s’élargit.
— Elle est minuscule, dis-je dans un souffle.
Samuel baisse les yeux vers elle, puis vers moi.
— Et elle a déjà tout bouleversé.
Il ne sourit pas vraiment. Il est encore ailleurs, entre la stupeur et la dévotion, comme s’il ne savait pas encore à quoi ressemble la vie après une naissance.
Nous ne savons plus quel jour nous sommes. Seulement que cela fait un peu moins de neuf mois que tout a commencé. Que ce moment est arrivé trop vite et trop lentement à la fois.
Les heures passent sans qu’on les nomme. Elle se réveille, elle pleure un peu, je la nourris. Mes gestes sont gauches. Je tremble encore. Mais Samuel est là, chaque seconde. Il me soutient, me tend un coussin, une couverture, un verre d’eau. Il est devenu les gestes que je ne pense pas à faire.
— Tu fais tout, je murmure un soir.
Il hausse les épaules.
— C’est toi qui as tout fait. Moi je suis juste… là.
Les jours suivants s’enroulent autour de nous comme une couverture chaude. On vit dans un entre-deux flottant. Le temps est suspendu. Il n’est plus question de matin ou de soir. Il y a les moments où elle pleure. Ceux où elle dort. Ceux où elle boit. Et entre, il y a les nôtres. Courts, hachés, précieux.
Samuel est partout. Il est devenu père comme on bascule dans une évidence. Il change les couches, prépare les biberons, lui parle à mi-voix. Il n’a pas l’air maladroit. Il est précis, instinctif, attentif.
Un soir, alors qu’il la berce, le t-shirt taché, les cheveux en bataille, les yeux cernés, il me dit :
— Tu crois qu’on peut la ramener au magasin ? Avec le ticket ? Pas sûr que j’aie choisi le bon modèle.
Je ris, épuisée.
— C’est toi qui ne dors pas depuis deux nuits, rappelle-toi.
— Ce n’est pas ce que tu diras demain matin, quand elle hurlera à 4h.
— C’est une menace ?
— Une prédiction.
On rit ensemble. Un vrai rire, un peu cassé. Celui de ceux qui tiennent debout par l’amour et le café.
Le salon est devenu notre campement. Des langes, des biberons, des coussins. Des petits vêtements roulés en boule. Des tasses de thé froid. Des miettes de biscuits. Et au milieu, elle. Notre fille. Notre chaos d’amour.
Chaque soir, Samuel s’assoit avec elle et lui lit un passage de livre, un poème, une recette.
— Tu vois, mon cœur, le sucre ne doit jamais être chauffé trop vite. Sinon, il casse. Comme les gens. Il faut être patient. Attentif. Et toujours goûter.
Je l’écoute. Je le regarde. Et je me dis qu’elle est née entre les mains d’un homme qui a longtemps confondu amour et blessure, et qui aujourd’hui, n’a plus peur d’aimer sans se cacher.
Un jour, je m’effondre. De fatigue. De trop plein. Je pleure, incapable de dire pourquoi. Je la tiens dans mes bras et j’ai peur de mal faire. Peur de rater. Peur de moi.
Samuel s’approche. Il me prend la nuque, me serre contre lui, m’entoure de ses bras.
— Respire. T’as pas besoin d’être parfaite. Juste là.
Et je pleure encore plus fort.
Les visites arrivent. D’abord Sophie, avec des muffins au citron.
— C’est Michael qui les a faits. Mais c’est moi qui les ai validés.
Puis Michael lui-même, avec un regard tendre et discret. Et enfin Steve, toujours aussi détendu.
— Elle a déjà l’air de tout diriger ici, balance-t-il en observant le berceau.
Samuel éclate de rire.
— Je confirme.
Et moi, je me love contre lui. Ils sont là. Notre autre famille. Ceux qui ont vu naître notre histoire. Ceux qui l’ont portée parfois sans le savoir.
Un soir, alors que je suis dans le lit, Elina dans mes bras, Samuel me regarde longuement.
— J’ai peur, parfois, murmure-t-il.
— De quoi ?
— D’oublier que c’est fragile. Que ça peut s’écrouler.
Je tends la main. Je caresse sa joue.
— Ce n’est pas fragile. C’est vivant. C’est différent.
Il baisse les yeux.
— J’ai l’impression de tenir le monde entre mes bras quand je la prends.
Je souris.
— C’est exactement ce que c’est.
Puis je lève les yeux vers lui. Je prends une inspiration.
— J’ai jamais dit ça à voix haute mais… merci. Pour tout ça. Pour elle. Pour la chambre. Pour les nuits. Pour moi.
Il fronce les sourcils.
— Tu crois que je pourrais être ailleurs ?
Et je ris, la voix cassée.
— Peut-être. Si les couches lavables avaient eu le dernier mot.
Il grogne.
— Tu veux qu’on parle de ton délire avec les gigoteuses ?
— Attention. Tu marches sur un terrain glissant.
Et soudain, ses yeux changent. Il se penche. Me regarde, longuement.
— Je t’aime comme je n’ai jamais su aimer. Avec les tripes. Avec les silences. Avec tout ce que j’ai de bon, et même ce que j’ai de cassé.
Je ne détourne pas les yeux.
— Je t’aime aussi, Samuel.
Simple. Droit dans les yeux. Ni plus. Ni moins.
Et dans le silence qui suit, je le sens se poser contre moi, un peu plus encore.
Notre fille dort. Le monde peut bien attendre.

