

Chapitre 44
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 7 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Chapitre 44
Paule
Je rentre chez moi comme on rentre dans un lieu familier devenu étranger. Le trajet, je n’en garde aucun souvenir. Mes pas m’y ont conduite sans moi, comme un réflexe, une habitude vide. Je ne saurais dire s’il fait encore jour ou si l’obscurité a déjà tout englouti. Tout ce que je sais, c’est que je suis là. Que je pousse la porte. Et que c’est pire que ce que j’imaginais.
L’air est chargé de son absence. Elle a une densité particulière, presque physique. Je l’inspire malgré moi, et elle m’écrase. Rien n’a bougé. Une veste sur le dossier d’une chaise. Une paire de chaussures près de la porte. Des traces de vie figées dans le décor. Comme s’il allait revenir. Comme si tout cela ne s’était pas effondré.
Je referme sans bruit. Dos à la porte, je reste un instant immobile. Il n’y a pas de raison, pourtant. Personne à ne pas réveiller. Mais mon corps, lui, obéit encore à des règles anciennes. Je pose mon sac au sol, me défais de mes chaussures du bout des pieds, sans y prêter attention. Je traverse le salon à pas lents. J’effleure les objets du regard, pas des mains. Je n’en ai pas la force.
Je m’assieds sur le canapé sans réfléchir. Le dos droit, tendu. L’intérieur brûle, mais la surface reste figée. Mes doigts sont froids, mes épaules lourdes. Je n’ai pas faim. J’ai un nœud dans le ventre, solide, pesant. Le genre qu’on ne défait pas avec du repos.
Je revois la scène. Chaque mot. Chaque regard. Et cette dernière phrase, la sienne, acide, parfaitement ajustée pour heurter là où ça marque. Je me la rejoue comme une gifle dont on ne se remet pas : « Au moins lui, il n’avait pas besoin de jouer la tendresse pour me piétiner après. » J’ai tenté de lui résister, de me défendre, de ne pas plier sous la violence. Et c’est sorti. Tu veux une médaille ? Une gifle contre une autre. Un réflexe. Rien de construit. Rien de réfléchi. Et pourtant, ça a touché ce que je n’aurais jamais voulu briser.
Je me lève, fais quelques pas sans but. Je tourne en rond, passe par la cuisine, ouvre le frigo, referme aussitôt. Tout est froid. Tout est creux. Je cherche un bruit, une occupation, un fond sonore qui empêcherait le silence de prendre toute la place. Mais il est là. Dense. Entier.
Je reviens au salon, m’installe au sol cette fois, dos contre le canapé, les jambes repliées contre moi. Les murs ne parlent pas, mais ils renvoient les échos. J’en suis réduite à ça : une ombre recroquevillée dans le noir, qui attend un signal qui ne viendra pas. Et je sais que je ne veux pas qu’il vienne.
C’est fini.
Je le pense. Je me le répète. Je le martèle dans ma tête. Parce que je refuse de construire quelque chose sur un terrain qui se dérobe dès que les émotions débordent. Parce que je ne veux pas d’un homme qui me blesse dès qu’il se sent en danger. Je ne peux pas avancer avec quelqu’un qui fait de moi la cible de ses failles.
Je ne veux pas revenir. Je ne veux pas qu’il revienne. Et pourtant, je me tiens là, incapable de respirer normalement, d’avancer, de poser un geste qui ne tremble pas. Parce que ce vide, même choisi, fait mal.
Les jours passent. Ils n’ont pas de couleur. Je m’habille, je sors, je travaille. La brigade fait semblant de ne pas voir que quelque chose a implosé. Steve garde ses distances. Michael, étrangement, aussi. Tout le monde avance à pas mesurés, comme si une nouvelle règle invisible s’était installée. Moi, je tiens. Je donne des ordres, j’organise les tournées, je m’applique. Mais je suis ailleurs.
Je le croise tous les jours. Il est là. Physiquement. Mais absent autrement. Il ne me regarde pas vraiment. Ne me parle que lorsque c’est inévitable. Et je fais pareil. Il y a cette tension dans l’air, ce bloc suspendu entre nous, ce silence empoisonné. Et je m’y tiens. Parce que la colère s’est peut-être estompée, mais pas la lucidité.
Un matin, je trébuche dans la réserve. Mon genou heurte le coin d’une caisse. Le choc est sec, désagréable. Je ravale un juron. Il est là, dans l’embrasure de la porte. Il s’arrête. Une seconde. Peut-être deux. Pas un mot. Son regard descend, hésite, puis se détourne. Il tourne les talons. Il ne vient pas. Et ça me conforte. Je n’ai plus besoin qu’il vienne. Même si ça fait mal.
Le soir venu, je m’effondre à nouveau dans le silence du salon. Je m’allonge au sol, attrape un coussin qu’il utilisait souvent. Il sent vaguement la lessive, plus vraiment lui. Et je serre ce tissu contre moi, comme un enfant agrippe un totem, sans pouvoir l’expliquer.
Je ne pleure pas. Pas ce soir-là. Mais je sens une brûlure sourde derrière les yeux. Une fatigue dans les os. Ce n’est pas le genre de peine qu’on pleure. C’est celle qui vous use. Lentement. Systématiquement.
Et au fond, ce n’est même pas la fin qui me fait souffrir. C’est ce qu’on aurait pu devenir. Ce qu’on avait commencé à construire. Ce qui, maintenant, ne sera jamais.
Je ne veux pas de retour. Ni d’excuses. J’ai pris ma décision. Mais je dois encore m’en convaincre. Et pour l’instant, je serre ce coussin contre ma poitrine, comme si en me tenant là, dans cette immobilité absolue, je pouvais survivre à ce qui s’est brisé.
Je ne veux plus qu’il me touche. Mais son absence me dévore. Et je m’y accroche, parce que je sais qu’on ne revient pas d’un coup pareil. On s’en relève. Ou pas. Mais moi, je continue d’avancer. Les dents serrées. Et le cœur en veille.

