

Chapitre 42
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Chapitre 42
La tension n’explose pas.
Elle ronge.
Elle gagne du terrain sous la peau, dans les interstices des gestes, dans les soupirs qu’on retient, dans les réponses qu’on évite. Elle s’insinue comme une pluie fine qui tombe depuis trop longtemps. Et ce matin, elle a trempé jusqu’à l’os.
Elle est partout : dans les coups de fouet trop secs contre les parois des cul-de-poule, dans les commentaires techniques délivrés à voix basse, dans les postures plus raides, dans les regards qui s’évitent sans qu’on sache vraiment pourquoi.
Il est là. Présent. Toujours aussi net.
Mais son silence est devenu tranchant.
Ce n’est plus seulement de la retenue.
C’est une forme d’éloignement. Un repli.
Et plus les jours passent, pire c’est.
Chaque matin, je découvre un peu plus combien le vide entre nous grandit. Il me parle à peine. Il répond par bribes. Il contourne. Il interagit sans chaleur. Il ne me touche plus, et parfois même, il me regarde comme si je n’étais qu’un corps dans la pièce.
Le feu qu’il y avait, ce feu qui brûlait sous chaque mot, chaque soupir, chaque inflexion…
Je ne le retrouve plus.
Et au même moment, Steve s’installe.
Sa présence est devenue une sorte de fond sonore, toujours là, toujours en veille. Pas pesante, non. Mais calculée. Stratégiquement bienveillante.
Il observe. Il écoute. Il interroge. Il complimente.
Et surtout… il me regarde.
Chaque jour, ses yeux s’attardent un peu plus.
Chaque jour, ils réduisent la distance.
Ils testent. Ils attendent.
Ils ne cherchent pas la transgression. Pas frontalement.
Mais ils grignotent l’espace. Lentement.
Et moi, je fais ce que je peux pour rester droite. Je travaille. Je maintiens le cadre. Je garde la ligne. Mais je sens, parfois, que le regard de Steve vient se poser là, dans ma nuque, dans mon cou, juste assez longtemps pour que je ne puisse plus l’ignorer.
Et surtout, je sais que quelqu’un d’autre le remarque.
Quelqu’un qui se tait.
Il est là, quelque part dans mon dos.
Je le sens. Je le devine.
Mais il ne dit rien.
Et plus il se tait, plus Steve avance.
Ce matin, je suis en train de monter une ganache au citron vert. Ma main glisse sur la surface encore tiède, la spatule en inox trace des cercles nets. Je respire. Je me concentre.
Mais la bulle éclate.
Steve s’approche.
Sa voix est basse. Presque douce.
— Cette ganache… elle est d’une finesse. La texture est brillante, presque satinée. T’as pensé à réduire légèrement la crème pour un effet encore plus aérien ? Juste une idée. Mais là, déjà, c’est une tuerie.
Je ne réponds pas. Je poursuis mon geste.
Mais il se rapproche encore. Et sa main se pose.
Là.
Dans le bas de mon dos. Au creux de la taille.
Un contact à peine perceptible.
Mais violent.
Instantanément, je tourne légèrement la tête. Et mes yeux cherchent l’autre côté du laboratoire.
Je le vois.
Un fouet en main, levé au-dessus d’un bol. Suspendu.
Sa mâchoire est contractée. Son regard… figé sur la main de Steve.
Et puis il bouge. Lentement. Mais avec cette précision qu’on lui connaît. Ce calme terrible qui précède la tempête.
Il s’approche. Chaque pas est un couperet.
— Ôte ta main.
La phrase tombe. Froide. Dépouillée de toute émotion.
Steve retire sa main, un peu interloqué. Mais il tente un sourire, maladroit.
— C’était rien. Juste un geste—
— Je t’ai dit d’enlever ta main. Et écoute-moi bien.
Steve sursaute.
Mais lui ne s’arrête pas. Il continue d’avancer.
Lentement.
Précisément.
Comme un prédateur qui entre dans son périmètre de chasse.
Il est à quelques centimètres de lui.
— Tu es peut-être nouveau. Peut-être sûr de toi. Peut-être compétent. Mais dans ce laboratoire, il n’y a qu’un seul chef, et c’est moi.
Son regard ne quitte pas Steve. Il ne tremble pas. Il brûle. Froidement.
— Ce que tu viens de faire là, ce n’est ni respectueux, ni professionnel. Et si tu recommences, tu dégages. Sans autre forme de procès.
Les mots tombent. Comme une condamnation.
Steve ne répond pas. Pour la première fois, il baisse les yeux.
Et alors seulement, il se tourne vers moi.
Ses yeux me cherchent. Mais je ne reconnais plus rien.
Ils sont vides.
Et il ne dit rien. Pas un mot.
Il attrape mon poignet. Sans violence. Mais sans appel.
Et il m’emmène.
Vers la sortie. Vers le vestiaire.
Sans se retourner.
Je le suis.
Sans résister.
Mon cœur cogne dans ma poitrine. Fort. Inégal.
Je sais ce qui vient. Je sens la faille. L’orage.
Il ferme la porte derrière nous. S’appuie contre. Me regarde.
Et sa voix tombe. Fendue d’une rage trop contenue.
— Et toi, Paule ? Tu joues à quoi, exactement ?
Son ton est calme.
Mais son regard… il foudroie.
— Tu ne dis rien quand il te regarde comme ça ? Tu souris. Tu laisses faire. Tu joues à quoi, exactement ? Tu testes quoi ? L’illusion d’être désirée ? Après m’avoir eu tout entier ?
Je veux répondre. Mais je n’y arrive pas.
Et lui… il continue. Plus bas. Plus cruel.
— Peut-être que c’est ton truc, après tout… Garder les hommes juste assez proches pour qu’ils t’adorent, mais assez loin pour pouvoir leur dire que c’est eux qui ont trop voulu.
C’est une frappe directe.
Et ça touche. Fort. Profond.
Ma bouche s’ouvre.
Et je riposte.
— Tu veux une médaille, Samuel ? Pour avoir enfin réussi à me faire mal comme tu le voulais ?
Mais à peine les mots franchis, je me fige.
L’horreur me frappe.
Je les entends résonner. Ces mots. Ceux qu’il m’a confiés. Ceux qu’il a gardés, enfouis. Ceux que je viens de réutiliser comme des armes.
Je veux les rattraper.
Mais c’est trop tard.
Il s’est figé.
Et dans son regard, quelque chose s’éteint.
— Non, dit-il. J’ai déjà eu ce qu’il fallait, tu sais. Tous les jours. À la maison.
Sa voix est rauque. Fragile.
— Mon père me l’a appris à la perfection. Le silence. L’indifférence.
Il inspire. Longuement.
— Et quand je me tuais à être irréprochable, il me disait : “Tu veux une médaille, Samuel ?”
Il se redresse. Son visage se ferme.
— Alors ne t’avise pas de reprendre ses mots pour me frapper avec.
Je suis glacée. Figée.
Mais il continue.
— Au moins lui, il n’avait pas besoin de jouer la tendresse pour me piétiner après.
Et il sort.
Sans claquer la porte.
Mais moi, j’entends tout s’effondrer.
Je reste là.
Le cœur ravagé.
Le souffle bloqué.
Je m’assieds, incapable de tenir debout.
Je serre les dents.
Et je sens… tout. La jalousie. La haine. La peine. Et cette cassure. Profonde. Totale.
Comme un gouffre.
J’ai mal. Pas physiquement.
Mais au creux du ventre.
Là où l’on serre ce qu’on ne dit pas.
Je devrais pleurer. Je ne peux pas.
Je revois ses mots. Je revois ses yeux quand je lui ai balancé « Tu veux une médaille ? »
Je ne voulais pas… Je voulais juste me protéger.
Ne pas lui donner ce pouvoir.
Ne pas lui montrer qu’il avait réussi.
Mais il a vu.
Il a vu ce que ça m’a fait.
Et il m’a frappée plus fort encore.
Je ne comprends pas comment on en est arrivé là.
On avait reconstruit quelque chose. Lentement. Avec précaution. Avec tendresse.
Et ce matin, c’est comme si tout s’était écroulé.
Un château de cartes trop fragile.
Une fondation mal ancrée.
Je me lève. Machinalement.
Je passe de l’eau sur mon visage, sans vraiment me regarder.
Je me déteste de trembler. Je me déteste de me sentir faible.
Je me déteste de ressentir encore quelque chose d’aussi fort pour lui, alors qu’il vient de me jeter ça au visage.
J’ouvre la porte.
Le couloir est vide.
Le laboratoire, de l’autre côté de la vitre, continue de tourner.
Steve évite mon regard.
Personne ne dit rien.
Personne ne sait.
Je remonte vers le fond du couloir, jusqu’à l’escalier de service.
Je monte.
Un étage. Deux.
Je pousse la porte du toit.
L’air me gifle. Il fait frais. Le ciel est gris.
Enfin seule.
Je m’adosse au mur. Ferme les yeux. Inspire.
Le froid me fait du bien. Il tranche net avec l’émotion. Il me réveille.
Et dans ce calme brutal, une pensée m’arrive, nue, crue :
je ne peux plus revivre ça.
Je ne peux pas être encore la femme qui attend qu’il revienne.
Je ne peux pas vivre dans la peur que l’homme que je laisse entrer dans ma vie se transforme en arme contre moi, chaque fois que ses démons se réveillent.
Je ressens quelque chose de puissant pour lui.
Mais je m’aime aussi.
Et ça, ça doit compter.
Je reste là, longtemps.
Le vent dans les cheveux.
Le cœur à nu.
Puis je redescends.
Le visage fermé.
Le dos droit.
Plus rien ne dépasse.
J’entre dans le laboratoire comme un soldat rentre au combat.
Il n’est plus là.
Il est parti.
Mais moi, je suis restée.
Et ce jour-là, pour la première fois depuis longtemps,
je travaille sans lui.

