

Chapitre 57
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Chapitre 57
Quatre semaines ont passé.
Pas d’explosion. Pas de bouleversement spectaculaire. Juste une lente installation. Des gestes qui se répètent, des habitudes qui s’ancrent sans même qu’on les décide. Au fil des jours, j’ai pris ma place chez lui, chez nous, comme on glisse doucement dans une eau tiède. Mon armoire est pleine, mes livres sur ses étagères, ma brosse à dents dans son pot en céramique.
Samuel n’a pas changé. Pas fondamentalement. Mais il s’est ouvert. Délié. Il parle un peu plus. Rit, parfois, à des choses minuscules. Il me regarde comme s’il me connaissait, et pourtant chaque jour un peu plus étonné que je sois encore là. Je sens son attention. Elle ne pèse pas. Elle entoure.
Nous travaillons ensemble, toujours. Mais l’équilibre est différent. La tension entre nous s’est muée en une forme de complicité tranquille. Il me laisse plus d’espace, plus d’autonomie. Il ne surveille plus. Il accompagne. Et moi, je respire. Je fais les choses à ma manière, mais je sais qu’il n’est jamais loin.
Avec Steve, les choses aussi ont évolué. Il garde ses distances. Pas froidement. Plutôt avec ce respect qu’on adopte lorsqu’on comprend que certains territoires ne nous appartiennent pas. Il me salue, échange quelques mots. Mais il ne flirte plus. Et surtout, il ne cherche plus à tester Samuel. Entre eux, les rapports se sont lissés. Pas d’amitié. Mais un terrain neutre. Apaisé. Comme si la guerre souterraine qu’ils avaient menée sans l’avouer s’était épuisée d’elle-même.
La brigade avance. Les journées sont longues, mais rythmées. Les résultats sont bons. Les commandes affluent. L’équipe s’harmonise. Parfois, en rentrant le soir, Samuel pose sa main dans mon dos et murmure « merci d’être restée ». Je ne réponds pas. Je me contente de le serrer contre moi.
Et puis, un matin, sans raison apparente, je me fige dans la salle de bains.
Je me brosse les dents, machinalement, les yeux à demi clos, et tout à coup… une pensée me traverse. Une sensation, une gêne. Un détail qui aurait pu passer inaperçu, s’il n’était pas venu s’imposer comme un fil tiré trop fort dans un tissu bien lissé.
Je recule d’un pas. Je compte. Les jours. Les semaines. Je me revois au début du mois, puis à la fin du précédent. Je recompte. Encore. Et là, dans le silence de la pièce, je sens le sol se dérober doucement sous mes pieds.
Deux semaines.
Deux semaines de retard.
Je ne panique pas. Pas encore. Je reste là, figée, la brosse à dents suspendue dans l’air, le cœur battant un peu trop vite. Dans la chambre, Samuel dort encore. Je l’entends respirer. Profondément. Comme s’il pressentait que ce matin, quelque chose allait glisser hors du contrôle.
Je ne dis rien. Pas tout de suite. Je me rince la bouche. Je me regarde dans le miroir. Mon visage est le même. Mais mes yeux, eux, semblent avoir compris.
Je sortirai acheter un test.
Discrètement. Seule.
Je ne veux pas l’inquiéter. Pas avant de savoir. Pas avant de pouvoir poser un mot sur ce frisson d’incertitude qui vient de s’emparer de tout mon corps.
Je n’en suis pas sûre. Mais je sens. Que si ce fil-là se confirme… alors tout ce que nous avons construit va devoir s’agrandir.
Et moi, je ne sais pas encore si je suis prête à ouvrir ce nouveau chapitre.
Je marche vite, les mains dans les poches, le col de mon manteau relevé malgré la douceur de la matinée. Il fait beau, curieusement. Un ciel clair, une lumière douce sur les trottoirs, un air presque tiède pour la saison. C’est le genre de jour où l’on s’imagine que rien de grave ne peut arriver. Et pourtant, chaque pas que je fais me rapproche un peu plus d’un point de bascule.
Je n’ai rien dit à Samuel. Il dormait encore quand je suis sortie. J’ai laissé un mot sur la table — « Je passe à la boulangerie, je reviens vite ». Un mensonge petit. Anodin. Mais nécessaire.
J’entre dans la pharmacie sans réfléchir. J’évite les regards, je vais droit vers le rayon. J’attrape le premier test en rayon. Un emballage neutre, blanc et bleu. Sobre. Je ne lis pas les détails. Je paie. La pharmacienne ne me dit rien, elle ne sourit pas. Elle glisse la boîte dans un petit sac blanc. Je la remercie à peine.
Dehors, je me rends compte que je ne veux pas rentrer tout de suite. Pas là-bas. Pas avec lui. Pas tant que je n’ai pas vu. Pas tant que je n’ai pas mis un nom sur cette angoisse qui s’installe en moi comme une chaleur sourde au creux du ventre.
Je prends le chemin de l’atelier désert, ce petit local de test que Samuel utilise parfois le dimanche pour ses créations personnelles. J’ai les clés. Il ne le sait pas. Il me les avait données un jour, presque sans y penser, en me disant : « au cas où tu aurais besoin de silence. »
Aujourd’hui, j’ai besoin de silence.
Je ferme la porte derrière moi. L’air est frais à l’intérieur. La lumière tombe à travers une grande verrière. Il n’y a personne. Juste la table en bois, les étagères pleines de bocaux, la salle d’eau au fond.
Je vais droit là-bas. Je sors le test. Mes gestes sont mécaniques. Je lis à peine la notice. Je sais comment ça marche. J’ai toujours su, sans jamais avoir eu besoin de le faire. Et maintenant que je suis là, que le test est prêt, que tout tient dans une fine bandelette de plastique… je sens mes mains trembler.
Je fais ce qu’il y a à faire. Je repose le test sur le rebord du lavabo. Je me lave les mains lentement, comme pour retarder l’attente. Puis je me redresse. Et je reste là.
Trois minutes.
C’est long, trois minutes.
Je les passe debout, le dos contre le mur, les bras croisés. Je regarde la lumière bouger sur le carrelage. J’écoute mon cœur battre dans mes tempes. Je pense à rien. À tout. À lui. À ce que ça changerait. À ce que ça ne changerait pas. Je pense à moi, à celle que j’étais avant lui, à celle que je suis devenue. Et à celle que je deviendrais peut-être.
Un bruit dehors. Un vélo. Une portière. La ville continue de vivre. Moi, j’attends.
Puis, lentement, je m’approche du lavabo.
Je baisse les yeux.
Et je vois.

