

Chapitre 52
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Chapitre 52
Le matin s’est installé sans fracas, lentement, comme un drap qu’on déplie sur un lit vide. Pas un bruit dans la maison, juste le souffle régulier du vent à travers les feuillages, un oiseau isolé qui s’égare dans une note, le craquement léger du bois qui vit sa propre vie. La lumière a glissé entre les rideaux comme un invité discret, effleurant les murs, le sol, les couvertures, nos visages.
Je me réveille en premier. Ou peut-être que je me suis simplement laissée émerger, doucement, sans l’ombre d’un rêve, sans secousse. Il dort encore, à côté de moi. Sur le dos, la main gauche posée sur son ventre, la droite toujours entrelacée à la mienne. Son visage est détendu. C’est rare. Trop rare pour ne pas être regardé.
Je reste là, à l’observer, comme on écoute une mer calme après la tempête. Je sens dans la lourdeur paisible de ses traits que quelque chose s’est défait cette nuit, ou peut-être hier. Une tension. Une attente. Une douleur. C’est imperceptible, mais c’est là. Comme un nœud qu’on aurait enfin cessé de serrer.
Il bouge à peine, un frémissement, un soupir. Ses paupières battent. Et puis, sans précipitation, il ouvre les yeux. D’abord vers le plafond. Puis vers moi. Il me voit. Je le sais parce que je sens son regard comme une chaleur lente.
— Bien dormi ? je murmure.
Il ne répond pas tout de suite. Il laisse le silence s’étirer encore un peu, comme s’il goûtait chaque seconde avant d’y poser des mots.
— Oui, souffle-t-il en regardant le plafond. Mieux que depuis des années, je crois.
Je caresse du bout des doigts la ligne de son bras. Il ferme les yeux à ce contact, non pas pour s’en échapper, mais pour mieux le recevoir. Il ne lutte plus. Pas ce matin.
— Tu veux rester encore un peu ?
Il hoche doucement la tête.
— Juste quelques minutes. Pour garder ça en mémoire.
Alors nous restons là. Longtemps. Dans ce lit qui a connu nos silences, nos corps en veille, nos murmures nocturnes. Nous sommes calmes. Profondément. Sans effort à faire. Le poids du passé ne pèse pas ici. Il s’est dissous quelque part entre la nuit et l’aube. Il reviendra peut-être, sous une autre forme. Mais pas maintenant. Pas tout de suite.
C’est lui qui se lève le premier. Je l’observe marcher vers la salle de bains, les épaules droites, le pas lent mais sûr. Ce n’est pas une fuite. C’est un mouvement intérieur. Il ne tourne pas le dos : il avance.
Je me redresse à mon tour. Je ne parle pas. Je n’ai pas besoin. Je suis là, c’est tout. À ma place. Entièrement présente. Et je sais qu’il le sent.
Quand il revient, vêtu simplement, les cheveux humides, il semble… plus solide. Comme si les fondations avaient été consolidées dans la nuit. Il ne porte pas une armure. Il ne joue pas un rôle. Il est là. Debout. Vivant. Vrai.
— Prêt ? je demande.
Il me regarde. Et il sourit. Un sourire rare, sans défense, sans ironie.
— Oui. Et pour une fois, ce n’est pas une posture.
Nous descendons ensemble. Dans la cuisine, Marianne a préparé le petit-déjeuner. Sans bruit. Sans commentaire. Il y a du pain, du café, un plat de fruits. Elle nous regarde entrer, son visage s’éclaire, mais elle ne dit rien. C’est un regard de mère. Un vrai. Qui sait, sans avoir besoin d’interroger.
Samuel s’approche. Et sans prévenir, il l’étreint. Un vrai geste. Plein. Il la serre. Elle reste figée une seconde. Puis elle l’enlace. Un peu. Beaucoup. Je ne sais pas. Mais elle le fait. Et dans ce moment suspendu, je les vois, tous les deux, rassemblés par ce qu’ils n’ont jamais osé se dire.
— Vous avez fait un long chemin, murmure-t-elle.
Nous mangeons lentement. Peu. Mais c’est bon. C’est simple. Et cela suffit.
Quand nous quittons la maison, il n’y a pas d’effusion. Pas de grand discours. Juste une main sur une épaule. Un regard prolongé. Et cette sensation, en marchant jusqu’au taxi, que quelque chose a été réparé sans bruit.
Sur la route, nous ne parlons presque pas. Je regarde le paysage défiler. Il ne regarde pas. Il pense, sans doute. Ou il ne pense pas. Ce n’est pas important. Je sens juste qu’il est avec moi. Totalement.
L’avion glisse dans le ciel comme un fil invisible entre deux mondes. Il ferme les yeux un moment. Je pose ma main sur la sienne. Il ne la bouge pas. Il la serre. Une fois. Juste une.
Quand nous arrivons, la lumière de fin d’après-midi colore la ville d’or. Elle est là, inchangée. Et pourtant, moi, je ne suis plus la même.
Le taxi s’arrête devant mon immeuble. Il descend. Il prend les valises. Il me les tend. Et je comprends. Il allait partir. Me laisser monter seule.
— Je vais te laisser, dit-il doucement.
Je le regarde. Et je dis :
— Monte avec moi.
Il hésite. Il me dévisage.
— Juste être là, je dis. Pas pour parler. Pas pour penser. Juste… là.
Il hoche la tête. Et il me suit.
Chez moi, il ne s’impose pas. Il s’arrête. Il regarde. Comme la première fois. Je m’approche. Je l’enlace. Il soupire. Puis il m’entoure à son tour.
Et nous restons comme ça.
Dans ce silence plein.
Dans cette paix inespérée.
Dans ce « nous » encore fragile, mais vrai.
Et savoir que l’on a survécu.

