« À une passante » avec Souchon et Baudelaire
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« À une passante » avec Souchon et Baudelaire
Appartement surchauffé. Ventilateur. Métro. Le confinement est loin. Tu trottines en direction du parc municipal. Il fait chaud, même sous les arbres. Une bande de gamins poursuivent âprement une petite balle en cuir. « J’veux du cuir ». Il y a une fille dans l’équipe, « la belle Peggy du saloon ». Et toi, tu fredonnes, « chanter, c’est lancer des balles »… Entre deux arbres, au coin de la pelouse, Peggy exécute une gracieuse parade. Ballon hypnotique, gant de velours, gestes câlins pour contrer les tirs des artistes.
Un couple est allongé dans l’herbe échauffée au cœur de cet après-midi de juillet, « comme dans ces nouvelles pour dames, de Somerset Maugham »… De ton côté, tu écoutes une sélection de chansons de Souchon et tu balances, toi aussi, des « coups de pied dans une petite boite en fer ». Sur un banc vert, en espadrilles, un étudiant lit « les Fleurs du mal ». Tu as toujours voulu savoir ce que les gens lisent quand ils tiennent un livre. Tu te souviens du poème : « À une passante »… « La rue assourdissante autour de moi hurlait…»
Au fond du parc, la poussière du chemin, le galop des chevaux de bois et les enfants qui tournent mettent une cloison au silence des oiseaux. Coup de pied rageur. Peggy s’est fait tirer dans la lucarne. La bande des « traine-fumée » se précipite derrière la catapulte. C’est un ballon « révolver et chapeau clown ». Dérapage et vol plané sur le gravier. « Allo maman bobo… ».
Et soudain, ce n’est pas « maman » qui vient, mais la foudre… « Un éclair puis la nuit, fugitive beauté dont le regard m’a fait soudainement renaître ». « Agile et noble, avec sa jambe de statue »… Peggy ne se relève pas. Arrêt de jeu ! Une rivale a surgi du fond de la pelouse. Balancement de boussole entre les deux hémisphères, elle glisse sur le sentier. C’est une autre esthétique qui s’impose aux artistes. Isolée dans sa cage de but, Peggy fait la gueule. La palette de la nuque ondule, les cheveux sont en pinceaux, trace rouge sur la joue. « Matisse, l'amour c'est bleu difficile les caresses rouges fragiles ». Cette femme est une grande feuille qui berce sa palme sous les arbres. Elle ne fait que passer, et le parc est devenu son aquarelle.
Soudain, un portable sonne au fond du sac à main en suspens sur l’épaule ronde et dorée. Sonnerie dérisoire de fête foraine ou de kermesse. La statue descend de son piédestal. Ralentit sa marche. Ses doigts sont devenus nerveux, électriques. Et tu t’arrêtes presque à son niveau. Tu fais semblant de reprendre ton souffle. « Mais ce n’est pas tant Suzanne qui me plaît tant. C’est le mystère qui est dedans, le mystère dedans, le mystère dedans… »
Elle hésite, saisit le portable qui laisse tourner son manège et sa foire. De sa hauteur s’immobilise sur la grande roue. S’essuie les yeux du coin de la main. Sa gorge se soulève. Un soupir. La musique s’arrête. Elle relâche le portable. Elle est repartie. « Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse… J'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais… ».
Tu voudrais la suivre, mais tu n’es qu’un moussaillon et tu ignores tout des « sorties de port à la voile »… Tu ne sais que canoter sur les plans d’eau dans les parcs, et tu n’as pas d’albatros pour suivre ton « navire glissant sur les gouffres amers » ! « La grande aventure, tintin ! » Tu es veule avec tes baskets, ton short mal ajusté, ton calculateur de pas et tes odeurs de transpiration. Tu ne sais pas quoi lui dire pour la consoler. « Mon amour comme ses yeux brillent… » Tu la regardes s’éloigner. « Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ». Et dans ce temps où ce sont les porcs qu’on balance, tu imagines le pire : « le soleil de la vie les tabasse »… Et pas que le soleil… « Pourtant la voilà repartie retrouver l’autre abruti qui lui fout des marrons quand il est rond. »
Sur le banc, l’étudiant tranquille a levé les yeux. Il n’a rien vu. Reste en suspens sur le dernier vers du poème. Puis son doigt tourne la page. « Les statues de Jocrisse, qu’on embrasse et puis qu’on dévisse… » Tu reprends ta foulée et tu te dis que Souchon a peut-être raison : « Ce n’est pas tant ce monde qui me plaît tant, c’est le mystère qui est dedans, le mystère dedans, le mystère dedans, le mystère dedans ».