En général il n’avait rien contre les gosses, il les trouvait plutôt drôles dans leur façon de perturber les habitudes des autres.

Mais là c’était le sien
qui braquait ses prunelles sur lui.
Drôlement futées d’ailleurs pour un gamin de huit mois !

D’où les possibilités suivantes :
A.   il se doutait que le mec en face de lui n’était pas très doué
B.   l’expression de ce dernier le faisait marrer
C.   il s’attendait à ce que la bêtise vienne plutôt de l’autre parti
D.  ou il la reprendrait à son propre compte.
Le cas le plus ennuyeux parce que fait d’infinies possibilités, que le niveau d’expertise d’Eugène ne lui permettait pas d’appréhender.

Eugène tremblant tendit la première cuillerée au bambin qui se pencha sur son siège ; la cuillère avança vers la bouche qui commença à s’ouvrir pour s’élargir démesurément, 
en avalant sagement sa dose de purée.
Le gosse sourit comme s’il avait deviné le soupir de soulagement que pourtant son père avait réprimé.
Les dix bouchées suivantes se passèrent si bien que le bambin répétait son sourire entre chacune mais Eugène se méfiait.
Les doigts dodus se resserraient régulièrement sur la tablette de la chaise haute tandis que les petons battaient l’air comme pour en estimer la force de vitesse ou d’attraction.

Pas bon !

Aussi n’en pouvant plus Eugène prit les devants : il remplit la dernière cuillère  à la faire déborder, la dressa entre ses doigts pour en faire une catapulte projetant ainsi le contenant direct sur la main gauche du bébé.
Le rire dont la sonorité de perle lui réchauffa le coeur, se fit de plus en plus fort au fur et à mesure que la purée pleuvait sur
le siège
le bavoir
LES VÊTEMENTS
...
désignant surtout le coupable dont les doigts en étaient peints.

- Oh non, t’es pénible ! Cria la mère de la cuisine - Tu ne m’as pas attendue !
Juste avant qu’ils ne reçoivent les boulettes de pain dont elle s’était en douce fait un stock.

Entre les gloussements de son fils qui multipliait les bâillements et les cris de guerre de sa femme, c’était l’un de ces moments -

qu’il aurait voulu éternel.

Photo de couverture et illustration : Chantal Perrin Verdier