Chapitre 29
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Chapitre 29
Chapitre 29
Florence, 31 octobre
C’est sans aucun doute le dernier Halloween de Clara. D’un commun accord entre les résidents du Hayon, nous avons décidé de le lui rendre inoubliable, d’en faire un souvenir exceptionnel. Le potager de Bérengère nous a fourni des citrouilles vertes, jaunes et oranges ainsi que des potimarrons et des coloquintes de formes et couleurs plus farfelues les unes que les autres. Pour cette soirée spéciale, des lanternes ont été allumées à l’intérieur des citrouilles vidées et découpées artistiquement par Mathilde. Théo s’est occupé de fixer des immenses toiles d’araignées blanches sur les façades de toutes les constructions : du poulailler aux ruches en passant par le corps de ferme et par la maison des escargots. Seule la cabane des chevaux est épargnée. Pour l’occasion, les deux meilleures amies de Clara, Valentine et Célia dormiront à la maison. Avant la tombée de la nuit, il est prévu qu’elles aillent récupérer des bonbons déguisées en sorcières, vampires ou autres monstres effrayants. Tandis que Bérengère et Cézanne s’affairent en cuisine pour préparer le menu spécial et que Mathilde maquille le visage de Clara, je m’applique à écrire les menus qui viendront décorer la table de fête. Je ne sais pas ce que Cézanne et Bérengère nous ont concocté comme repas, mais les intitulés me laissent perplexe : soupe de sorcière, salade d’ailes de chauve-souris, steak de croque-mort à la bave de crapaud, toile d’araignée glacée…sans oublier le fameux cocktail de vampire qui accompagne l’apéritif. J’illustre chaque plat par un petit dessin et comme je n’ai aucune idée de ce qui nous attend, je me laisse guider par mon imagination et ce que m’inspire ces mots. Je prévois dix menus, un par personne. Sans exception, nous serons tous déguisés et maquillés pour l’occasion. Même Théo et Thomas, qui ne sont pourtant pas adeptes de ce genre de fête, ont accepté de se prêter au jeu. Nous avons tous à l’esprit que nous n’aurons sans doute pas l’opportunité de fêter Halloween tous ensemble l’année prochaine. Comme Mathilde ne cesse de le répéter, Clara est en vie et il faut en profiter tant qu’on le peut encore. Je ne sais même pas où je serai dans un an. Est-ce que je resterai au Hayon alors que ma fille n’y sera plus et que chaque endroit me rappellera des souvenirs heureux, mais aussi qu’il n’y en aura plus jamais d’autres avec elle ? Aurais-je envie de fuir cet endroit ou au contraire, de continuer à m’imprégner des traces qu’elle aura laissées ici ? Je n’en sais rien. Je ne sais même pas si je survivrai à son absence. Ici, je pourrai sans doute compter sur le soutien de mes nouveaux amis, mais eux-mêmes comment vivront-ils sa disparition ? Seront-ils capables de me remonter le moral alors qu’elle leur manquera certainement à eux aussi ? Depuis l’annonce du verdict, j’ai bien senti que les liens avec elle se sont d’avantage renforcés. C’est comme si le manque de temps les avait décuplés. Je peux donc imaginer que son absence sera difficile à vivre pour eux aussi.
Clara apparaît dans l’encadrement de ma chambre où je suis en train de terminer les menus. Je l’ai beaucoup entendue rire durant la dernière demi-heure dans la chambre d’à-côté, celle dans laquelle Mathilde a pris l’habitude de prendre soin de moi, en m’y prodiguant régulièrement et patiemment des conseils de relaxation et en m’initiant à des exercices de yoga. Si je ne savais pas que c’était ma fille, je ne pourrais pas le deviner. Je suis bluffée par le résultat du maquillage. Cette sorcière avec une grosse verrue sur son nez crochu, une araignée sur sa joue droite et son teint verdâtre me donnerait presque la chair de poule. Elle se dirige vers moi, le regard sombre, les mains en avant et les doigts pourvus de griffes, recroquevillés. Malgré sa volonté à m’effrayer, je décèle de la joie dans son regard. Je décide de graver cette image dans mon esprit, même si je me prête volontiers au jeu de la peur en criant et en protégeant mon visage de mes bras :
- Ahgrr ! Laissez-moi tranquille, vilaine sorcière !
- Je m’appelle Miranda et je t’offre du chocolat ! ah ah ah !, me répond-elle sarcastique.
Mathilde a filmé toute la scène et avec son appareil photo, elle fixe l’instant présent tandis que Miranda me tend un squelette en chocolat blanc.
Je m’apprête à déposer Clara-Miranda à la salle des fêtes de Meix-devant-Virton. Elle y retrouve plein d’enfants déguisés qui attendent, dans une joyeuse cacophonie, le départ de la tournée du porte-à-porte pour récupérer des bonbons. Cette année, le gouvernement belge a autorisé la manifestation puisque la pandémie de Covid 19 semble s’éloigner depuis que la plupart des Belges sont vaccinés. C’est la première fois que Clara participe à Halloween car à Tournai, il n’y avait que quelques initiatives privées par-ci par-là, mais rien de chapeauté par une association. Au sein de l’immeuble où nous résidions, les rares enfants qui venaient réclamer des bonbons étaient à peine déguisés : un peu de noir sur les joues, des fausses dents ou simplement un chapeau pour faire comprendre la raison de leur venue.
Clara a retrouvé Valentine et Célia, déguisées elles aussi en sorcières, mais non maquillées. J’en déduis que leurs mamans n’ont pas trouvé le temps de le faire ou qu’elles n’ont peut-être pas le talent et la patience de Mathilde. Tandis que les groupes se forment, je récupère les valises de mes deux vacancières auprès de leurs mamans. Aline ne s’attarde pas. Les jumeaux pleurent dans leurs sièges-auto. Elle me dit juste que Célia mourait d’impatience de retrouver Clara et de dormir au Hayon. J’échange quelques mots avec la maman de Valentine, que je vois pour la première fois. Elle m’explique être ravie que sa fille fête Halloween chez moi parce qu’elle est d’astreinte pour tout le week-end. Etant infirmière, les gardes s’enchainent sans relâche depuis deux ans. Entre les collègues absents et les urgences Covid, elle est souvent rappelée pendant ses jours de repos.
Dix-neuf heures viennent de sonner au clocher de l’église. Je suis arrivée un peu en avance pour récupérer les fillettes. Tous les parents se retrouvent à la salle des fêtes et boivent le verre de l’amitié en attendant la répartition équitable de la récolte de friandises. Au vu de la montagne de sucreries gisant sur la table, j’en déduis que les villageois ont été généreux. Pendant que des bénévoles répartissent les bonbons dans des sachets individuels, les enfants sirotent un chocolat chaud et les adultes, du vin chaud. Ne connaissant personne, je suis assez pressée de rentrer pour passer la soirée avec mes amis du Hayon.
Les odeurs de cuisson viennent chatouiller nos narines quand nous arrivons dans la cuisine où nous attendent déjà tous les convives déguisés : les hommes en vampires, les femmes en sorcières. Ces messieurs ont enfilé un pantalon noir et une chemise blanche et ont parfait leur tenue avec des chaussures de ville pointues. La tenue complète avec la cape noire et le bolero rouge que je leur ai confectionnés leur va à ravir. Mathilde les a maquillés : visage blanc, dégoulinures rouges aux commissures des lèvres et une cicatrice noire sur la joue. Je les trouve terriblement sexy tous ces hommes aussi élégamment habillés. J’emmagasine ces images dans ma mémoire et sors mon appareil-photo car je doute fort qu’ils remettent un jour ces tenues. Même si la chemise, le pantalon et les chaussures peuvent servir à d’autres occasions, ce n’est pas le genre de vêtements qu’ils ont l’habitude de porter, à part peut-être Cézanne. J’apprécie beaucoup leurs efforts pour rendre la première et dernière fête d’Halloween de Clara magique. Au niveau des dames, malgré que nous soyons toutes transformées en sorcières, nous arborons chacune une tenue différente et nos coiffures respectives nous distinguent également. Mathilde a choisi une perruque violette, moi une noire tandis que Bérengère a opté pour un lissage de ses cheveux naturels.
- Hummm ! ça sent bon ici, déclare Clara. Je vous présente Valentine. Vous connaissez déjà Célia.
Un brouhaha lui répond :
- Bonjour les filles !
- Enchanté !
- Soyez les bienvenues au Hayon.
Le repas est rythmé par des jeux de rôle, des devinettes sur le thème d’Halloween et un blind test, si bien que la soirée défile à toute vitesse. Au moment du coucher, nous installons un lit de camp et un matelas gonflable dans la chambre de Clara, qui s’empresse de montrer son livre de chevet à ses copines. C’est un ouvrage illustré sur la Laponie que nous sommes allées acheter après la fête d’anniversaire. Chaque soir, nous en lisons plusieurs pages, mais aujourd’hui, Clara est bien décidée à en faire profiter ses amies. Au moment où Valentine se saisit du livre, je prends conscience de ses difficultés visuelles. Elle l’approche à quelques centimètres de ses yeux puis bouge la tête de droite à gauche et de haut en bas. Elle répète l’opération pour chaque image. C’est seulement maintenant que je réalise. Quand elle a trébuché sur le seuil de porte, j’ai pensé à un peu de maladresse, mais maintenant, je me rappelle que Clara m’avait parlé d’une élève qui devient aveugle. J’avais oublié que c’était Valentine. Je suis sous le choc, mais tente de n’en rien laisser paraître. Clara me dévisage. J’ai l’impression qu’elle lit en moi. Heureusement, Célia manifeste son enthousiasme pour la Laponie, captant par la même occasion le regard de Clara. Je n’en reviens pas de n’avoir rien remarqué pendant la soirée. J’imagine que Valentine est sans doute en train de développer d’autres sens pour pallier à ses difficultés visuelles, ce qui expliquerait qu’on ne les remarque pas trop.
- Ca va être trop cool d’aller là-bas, dit Célia. Je suis déjà impatiente d’y être.
- Moi aussi, répond Clara. Tu n’imagines pas à quel point !
- C’est dommage que tu ne puisses pas venir avec nous, ajoute Célia à l’adresse de Valentine.
- Oui, je vous envie, soupire-t-elle, mais ma maman ne peut pas avoir de congés. Il manque toujours du personnel dans les hôpitaux.
J’ai un petit pincement au cœur. Et quand je réalise que l’année prochaine, elle sera peut-être totalement aveugle, la tristesse m’envahit. La vie est parfois injuste avec nos enfants.
- Il paraît qu’on peut acheter des bois de rennes là-bas, enchaine Clara.
Puis, se tournant vers moi :
- Hein, Maman ?
- Oui, oui.
Clara me sort de ma rêverie. Je reprends mes esprits pour détailler ma réponse :
- Etant donné que les rennes perdent leurs bois durant l’hiver, les Sami récupèrent ceux de leurs élevages et les vendent aux touristes qui leur réservent des balades en traineaux. Ça vous intéresse de savoir pourquoi ils les perdent ?
- On le sait déjà, répond Célia. Clara nous l’a expliqué quand elle a fait son exposé.
- Oui, c’est vrai, confirme Valentine. Les bois servent aux mâles à se battre entre eux pour les femelles de leur harde en septembre et octobre. Après, ils ne leur sont plus d’aucune utilité et comme cela leur demande beaucoup d’énergie pour les maintenir, leur corps préfère se concentrer sur les organes vitaux afin de survivre dans le froid polaire.
- Clara nous a même expliqué que c’était le seul cervidé dont les femelles pouvaient elles aussi avoir des bois et se battre entre elles pour défendre leur territoire ou leur nourriture.
- Eh bien, je vois que je n’ai plus rien à vous apprendre. Bonne nuit les filles ! Ne tardez pas trop à éteindre la lumière.
- Promis Maman. Bonne nuit.
Clara m’enlace puis fait claquer un bisou sur chacune de mes joues.
- Bonne nuit, mon petit Cœur.
Je laisse le choix aux copines de venir m’embrasser ou pas. Célia qui est déjà venue à la maison, me serre dans ses bras tandis que Valentine reste en retrait. Je vois dans son attitude qu’elle hésite. Je ne sais pas si c’est par pudeur qu’elle se tient à l’écart et évite mon regard. Je ne veux pas la mettre mal à l’aise. Je lui envoie plein de bisous en soufflant sur ma main.
- Bonne nuit, Valentine. Fais de beaux rêves.
- Bonne nuit, Madame.
Ce matin, j’ai le moral dans les chaussettes comme on dit ici. J’ai mal dormi. J’ai beaucoup pensé à Valentine et à Clara. Deux destins différents, mais une injustice commune. Pourquoi la nature m’a-t-elle donné une enfant pour me la reprendre et pourquoi Valentine se retrouve-t-elle privée d’un de ses sens ? Je rumine sous la couette en fixant le plafond. Aujourd’hui, c’est la Toussaint, le jour où on honore nos disparus selon la tradition chrétienne. Je ne suis pas spécialement croyante. Je ne vais pas à la messe, mais j’ai été élevée dans la foi. Au décès de Stéphane, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix. Je l’ai fait incinérer sans savoir si c’était ce qu’il souhaitait. Il faut dire qu’on n’avait jamais évoqué ce sujet et puisque c’était un enfant né sous X élevé en foyer, je n’avais personne à qui demander. J’ai alors récupéré ses cendres et je les ai toujours avec moi, ne sachant pas où les déposer. Il y a quelques jours, alors que je préparais des chrysanthèmes pour le marché, Théo m’a demandé où se trouvait la tombe de Stéphane. Après mes explications, il a proposé de fabriquer une croix en bois et, avec l’accord des autres pensionnaires, de la planter dans notre propriété, au Hayon. Tout le monde a approuvé l’idée. De mon côté, j’ai préparé quelques coupes de fleurs et j’ai fait graver une plaque que Clara et moi allons déposer aujourd’hui près de son urne dans le coin de jardin aménagé. Ma fille n’est pas au courant de mes projets. J’ai prévu d’aborder le sujet avec elle quand ses copines seront reparties. J’ai retourné maintes et maintes fois dans mon esprit les mots que j’allais lui dire, ce qui explique aussi ma nuit agitée et mon réveil difficile. J’imagine d’ailleurs que mon visage reflète mon état d’anxiété. Il doit porter les vestiges de la soirée d’Halloween avec des traces de maquillage et les cheveux en pétard et je suppose que je peux y ajouter des cernes sous les yeux. La pensée de ce tableau peut réjouissant ne me donne pas non plus envie de sortir du lit. Pourtant, les filles sont déjà réveillées depuis un moment et je ferais bien de les rejoindre. Je les entends piailler et d’ici deux heures, leurs mamans seront là. Je n’ai pas le choix. Je me fais violence et descends en peignoir. La table du petit-déjeuner est dressée. Cézanne a déjà été acheter des croissants et des pains au chocolat, Mathilde a préparé une salade de fruits, tandis que Théo et Thomas sont partis traire les chèvres et devraient bientôt rentrer. Bérengère, pour sa part, a déjà servi du chocolat chaud dans les bols des fillettes et du jus d’orange dans leurs verres.
- Un café peut-être, aujourd’hui ? me propose-t-elle.
- Oui, je veux bien. Je n’ai pas beaucoup dormi.
- J’avais deviné, se contente-t-elle de répondre avec un sourire en coin.
Je ne sais pas si elle fait allusion à ma mine ou au fait qu’elle se doute de ce qui a occupé mes pensées. Je ne lui pose pas la question.
Je sais que tous mes compagnons vont se rendre sur des tombes aujourd’hui, mais j’ignore tout du lien qui les unit à ces personnes. Pour éviter de me mettre mal à l’aise avec leur passé respectif, ils ont décidé d’un commun accord qu’ils ne me dévoileraient rien tant que Clara serait en vie. Je ne sais donc pas s’il s’agit de parents, de conjoints, d’enfants, de famille plus éloignée ou même d’amis. J’avoue qu’avec leurs cachotteries, ils ont égayé ma curiosité. Je me fais des petits scénarios dans ma tête en essayant d’imaginer si c’est un décès qui les a poussés à emménager ici.
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