Chapitre 15
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Chapitre 15
Chapitre 15
Florence, samedi 2 octobre
Au Hayon, tout le monde a compris que les nouvelles n’étaient pas bonnes en voyant sur nos visages les vestiges de notre douleur, à Théo et à moi. Je me suis éclipsée dans ma chambre en laissant à mon compagnon de route le soin de leur détailler les résultats de la biopsie. Je suis incapable de leur dire de toute façon. Je suis contente que Clara ne soit pas là aujourd’hui. Ça me donne un peu de temps pour réfléchir à ce que je vais lui dire. J’hésite à lui avouer la vérité, mais serais-je capable de la lui dissimuler, de faire comme si de rien n’était et cacher ma douleur ? Quand je pense comment j’ai réagi lorsqu’elle était hospitalisée, je doute de pouvoir faire semblant que tout va bien. On a toujours été tellement proches qu’elle va tout de suite se rendre compte que quelque chose ne va pas. Mais comment dire à une enfant qu’elle va mourir dans quelques mois ? Et dans quel but ? Je lui ai tellement répété de faire très attention en traversant la route ou lorsqu’elle se déplace à vélo. Comment pourrait-elle comprendre que même en faisant de son mieux, elle ne pourra pas l’éviter et que cette grande faucheuse va venir la chercher sans qu’elle commette d’imprudence ? Et en plus, je lui ai tant fait sentir aussi depuis la mort de son papa que je ne pourrais pas supporter de vivre sans elle ! Oh mon Dieu, mais qu’ai-je fait ? Par ma faute, elle va culpabiliser de m’abandonner ! C’est horrible ! Vraiment, je ne peux pas lui dire la vérité. Il faut que je sois forte, que je refoule mes larmes, comme celles qui tombent en ce moment-même sur mon oreiller. J’ai été une mauvaise mère, c’est certain. J’ai la monnaie de ma pièce. Le malheur me frappe une nouvelle fois, pour me punir. Il revient comme un boomerang pour m’anéantir. Et si je pleure toutes les larmes de mon corps aujourd’hui, est-ce que j’irai mieux demain ? Est-ce que je serai capable de les retenir jusqu’au jour fatidique ? Je ne veux pas penser à ce jour-là, au jour où elle va quitter cette Terre, me quitter à jamais. Je sanglote bruyamment. Je ne peux pas faire autrement. A quoi me raccrocher maintenant ? Je voudrais retourner dans le passé, quand Stéphane était encore là même s’il n’était pas souvent présent. Nous étions heureux tous les trois. Je m’en rends compte à présent. La vie est si injuste. Je me redresse violemment pour taper les poings au mur. J’ai besoin de me défouler, de crier ma colère, mais dès le premier coup dans le mur, je me ravise. Ça fait très mal et la douleur physique ne fait pas disparaître la psychologique. Je me jette sur mon lit, à plat ventre. J’abats mes poings sur l’oreiller et y jette toute ma colère. C’est moins douloureux que contre le mur. Ça me défoule, mais surtout ça m’épuise. Je me sens vide. J’ai déjà l’impression d’avoir perdu ma fille. Mon poing me fait terriblement mal. Il est écorché à cause du crépi qui recouvre le mur. J’ai laissé des traces de sang sur mon oreiller, mais je m’en moque. Je finis par m’endormir d’un sommeil agité et me réveille à plusieurs reprises dans la nuit, prise de panique.
Ce matin, j’ai un goût amer dans la bouche. Je n’ai pas envie de me lever et d’affronter une nouvelle journée. J’aimerais revenir en arrière et changer le cours. Si seulement, l’oncologue pouvait m’appeler et me dire que c’est une terrible méprise, qu’il a confondu le dossier de Clara avec celui d’un autre enfant. Je ne lui en voudrais même pas, je crois. Je pense même que je lui sauterais dans les bras. Si seulement, j’avais rêvé. Si seulement, c’était le fruit de mon imagination. Si seulement…
Mon poing me rappelle lui aussi que je n’ai pas rêvé. Le sang a séché, mais la douleur est intacte. C’est Mathilde qui me fait sortir du lit. Elle vient de frapper à la porte de ma chambre. Il est neuf heures. D’habitude, j’ai déjà pris le petit déjeuner depuis longtemps, mais aujourd’hui, je n’ai pas faim. Les mains derrière la tête, cela fait plus d’une heure que je fixe le plafond en laissant couler mes larmes. Je me force à me lever. Mathilde me serre aussitôt dans ses bras. Je suis un peu gênée de cette irruption dans mon intimité. Je porte mes vêtements d’hier, mes joues sont mouillées par les larmes et mon oreiller est tâché de rouge. Et pourtant, paradoxalement, qu’est-ce que j’apprécie ce moment. J’ai besoin de quelqu’un pour m’accompagner dans cette douleur et de bras pour l’atténuer. Nous restons ainsi enlacées de longues minutes. Pendant que je vais me doucher, elle me prépare un thé.
Nous sommes seules dans la cuisine, chacun des résidents vaquant à ses occupations habituelles. Même le week-end, les animaux demandent de l’attention. Les chèvres doivent être traites deux fois dans la journée. Il faut nourrir les chevaux et vérifier que les escargots se portent bien. Pour Mathilde, c’est un peu plus calme puisque les abeilles ne sortent pas en ce moment. Je ne suis pas en état d’aller au marché aujourd’hui. C’est Théo qui accompagne Thomas ce matin tandis que Cézanne et Bérengère m’ont sans doute remplacée à la traite. Mathilde verse l’eau bouillante dans la tasse posée juste devant moi.
- Tu veux m’expliquer ce que le Dr Nemest t’a dit ?
Je hoche de la tête et lui réponds un peu trop vite, avec un peu trop d’agressivité :
- C’est pas compliqué. Clara va mourir dans quelques mois, quelques semaines peut-être et il n’y a rien à faire.
Je termine cette phrase en élevant la voix, la colère prenant le dessus. Je me radoucis un peu alors que la tristesse m’envahit.
- Tu te rends compte que ma petite Clara ne sera bientôt plus là ? que je ne pourrai plus la serrer dans les bras ? que je ne pourrai plus lui dire combien je l’ai…
Les mots s’étranglent dans ma gorge. Ma détresse dégouline sur mes joues avant de s’échouer sur mes épaules. J’ai terriblement mal dans la poitrine. J’ai l’impression qu’on m’a planté un couteau dans le cœur. Je manque d’oxygène, comme devant l’oncologue. Mathilde pose la bouilloire et s’assied sur le banc à côté de moi, puis elle saisit ma tête et la colle contre son épaule.
- Pleure, ça va te faire du bien !
Je me redresse et lui crie :
- Tu crois vraiment que mes pleurs vont arranger les choses, que ça va guérir Clara ?
Je lui en veux et à la terre entière aussi. Mathilde se redresse et calmement vient se placer en face de moi, de l’autre côté de la table. Posément, elle me répond :
- Je comprends ta colère. Elle est tout à fait légitime. Ce que je retiens, moi, c’est qu’aujourd’hui, Clara est en vie. On ne sait pas pour combien de temps, mais ce que je sais, c’est que je n’ai pas l’intention de m’apitoyer sur son sort. J’ai envie de lui rendre ces derniers mois, ces dernières semaines inoubliables.
A son tour, elle a élevé la voix en terminant son monologue. Je suis déstabilisée par ses propos. Je lui annonce que ma fille va mourir et elle, elle me parle d’être joyeuse ! J’y crois pas ! Comment pourrais-je seulement trouver la force de sourire encore une seule fois dans ma vie ? Facile à dire pour elle. Si elle était maman, elle saurait que c’est impossible. Il y a quelques minutes à peine, j’étais heureuse d’avoir quelqu’un qui me comprenne, mais il n’en est rien. D’ailleurs, personne ne peut comprendre. Personne ne ressent ma douleur ! Je me lève pour quitter la pièce. Il faut que je sorte, mais elle me retient avec son bras par-dessus la table :
- Attends, excuse-moi ! Je ne voulais pas te blesser ni te brusquer ! J’ai été un peu trop directe. J’ai ruminé toute la nuit et j’en suis arrivée à cette conclusion.
- Laisse-moi ! J’ai besoin de prendre l’air.
Je claque violemment la porte en sortant, faisant vibrer ses carreaux qui apportent de la lumière à la cuisine. Il pleut fort. Je mets ma capuche, la serre bien fort et mets mes mains dans les poches. Le froid et l’humidité brûlent ma main blessée. Les dents serrées et les poings fermés, je me dirige vers les chevaux. Marquis, le cheval de trait ardennais hennit mais ne vient pas à ma rencontre. Il préfère sans doute rester à l’abri. Je le rejoins dans la cabane. De ma main saine, je le caresse d’abord sur le museau, puis entre les oreilles. Je lui parle fort à cause du fracas que fait la pluie sur le toit. Des petits ruisseaux éphémères s’écoulent dans la pâture tandis que je déverse un flot de paroles acides. Mon confident ne bronche pas. De temps en temps, il secoue la tête, mais il m’écoute sans m’interrompre. Ma main se balade le long de son échine, sous son cou, le long de sa colonne vertébrale. Ma bouche continue d’expulser ma colère. Petit à petit, dehors, la pluie ralentit sa cadence. Je baisse la voix au fur et à mesure qu’elle se calme. Mes paroles ne sont plus qu’un murmure à l’oreille du cheval. Elles s’adoucissent aussi. Et alors que la pluie devient silencieuse, ma voix s’éteint. Je n’ai plus rien à dire. De mes bras, j’enlace l’encolure de Marquis, puis pose ma tête contre son cou. Il reste immobile, tout comme moi. Je ferme les yeux et perds la notion du temps. Quand je les rouvre, la pluie a cessé et le soleil fait timidement son apparition. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé depuis que je suis sortie. Je me sens prête à rentrer. Je reprends la direction de la maison. Je m’en veux d’avoir rabrouée mon amie. Elle n’y peut rien si Clara est condamnée. Ces pensées font affluer des larmes à la surface de mes cils. Et mince ! Juste au moment où je me disais que je pouvais rentrer parce que ça allait mieux. Mathilde, qui était assise sur un rondin de bois devant la porte, se lève et vient à ma rencontre. Elle aussi est trempée. Est-ce qu’elle est sortie juste après moi ? Elle me serre dans les bras sans dire un mot. Je ne peux contenir l’afflux de larmes qui inondent mes yeux. Je hoquète malgré moi et je sens Mathilde se raidir, puis retenir sa respiration. Je l’écarte de moi, plante mon regard dans le sien, mes mains tenant fermement ses triceps. Ses yeux sont aussi embués que les miens.
- Bon allez, on arrête, hein ! parce qu’à ce rythme-là, on va faire déborder la mare du paddock-paradise de Théo.
Mes mots ont le don de faire sourire Mathilde.
- Tu as raison. On a l’air bien là, à pleurer toutes les deux. Allons plutôt boire une tisane ! Tu en penses quoi ?
- Très bonne idée. Histoire de retrouver un peu de contenance avant que nos compagnons d’aventure arrivent pour le repas de midi. Ça pourrait être bien, non ?
- Tout à fait.
Sur ce, nous rentrons dans la maison, en riant et en laissant nos pensées négatives derrière la porte.
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