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Family Snapshot - Peter Gabriel - Entre Green et Ostrogradsky

Family Snapshot - Peter Gabriel - Entre Green et Ostrogradsky

Publié le 29 mai 2020 Mis à jour le 29 sept. 2020 Musique
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Family Snapshot - Peter Gabriel - Entre Green et Ostrogradsky

En ce mois de juin 1980, je quitte ma chambre en cité universitaire pour préparer mes examens. J'ai pris l'habitude, depuis le bac, de m'installer pour réviser dans une des chambres du deuxième étage chez ma grand-mère, qui habite dans la même cour de ferme que mes parents. Cette transhumance estudiantine a pour but principal de m'éloigner pendant la journée de la chaîne Hi-Fi qui trône dans ma chambre : je pourrais trop être tenté de délaisser un calcul d'intégrale via la méthode des résidus pour m'abandonner à l'écoute d'un roman musical – comme par exemple "Selling England by the pound" de Genesis – ce qui porterait préjudice à mon efficacité.

En cette période, la maison étant grande et ma grand-mère accueillante, d'autres cousins y sont en séjour. En particulier Christian, qui termine ses études de psychiatrie et qui axe ses travaux sur la psychanalyse.  Le soir après dîner, nous sommes donc plusieurs de notre génération à nous retrouver et refaire le monde. Je me rappelle d'une discussion sur la psychanalyse où l'on reprochait à cette discipline d'être quelque peu macho, voire misogyne. Christian – qui travaillait sur l'œuvre de Jacques Lacan -  nous affirma bien entendu le contraire, en concluant par : "Jacques Lacan a dit : "La femme est femme, barré La"". S'ensuivit une explication dont j'ai oublié les tenants et les aboutissants. Toujours est-il que ceci confirmait ce que j'avais déjà entendu sur Lacan : totalement incompréhensible pour les profanes dont je fais partie.

Le lendemain, j'étais en train d'aiguiser mon esprit sur quelques équations aux dérivées partielles lorsque Christian frappa à ma porte et me demanda si j'avais quelque part un ouvrage ou un cours traitant de la  formule de Green-Ostrogradsky. De par mes cours de maths et de mécanique des fluides, j'étais en plein dedans. Pour faire court, cette formule relie une intégrale de volume d'un vecteur à l'intégrale du flux dudit vecteur sur la surface enveloppant ledit volume.


Cette formule a l'air toute bête, mais a permis moult développements et calculs dans de nombreux domaines de la physique comme l'électrostatique et la mécanique.

Ceci dit, je ne voyais pas du tout le rapport entre cette formule mathématique et la psychanalyse selon Lacan. Je me préparais donc à répondre à Christian que les hommes en blanc allaient venir le chercher quand il me vint à l'esprit que les hommes en blanc, c'est lui… Il repartit donc avec la précieuse formule lui permettant probablement de décrypter quelques arcanes de l'algèbre lacanienne.

Après des journées de révision comme celle-ci, j'étais content de retrouver ma chambre et mes disques. Quelques semaines plus tôt, Michel m'avait offert pour mon anniversaire le troisième album de Peter Gabriel.

Michel et moi étions dans la même classe au collège, en quatrième (1973).

En terminale, nous étions dans la même chambre à l'internat du lycée.

Nous avons partagé une chambre en cité universitaire lors de notre première année de fac.

J'étais avec lui lors de sa première cuite, lorsqu'il fit don du contenu de son estomac aux plates-bandes de la cité universitaire.

Nous étions ensemble à Zurich pour le concert de Led Zeppelin, au palais d'hiver et à la fête de l'huma pour Téléphone, à La Roche sur Foron pour Lou Reed, à Grenoble pour Peter Gabriel, à Musilac pour Muse, et un bon paquet d'autres.

Je fus témoin de son mariage.

Il a lu "I had a dream" de Martin Luther King lors du mien.

Bref, Michel est mon ami.

 

Peter Gabriel a été chanteur du groupe Genesis de 1967 à 1975. Il commença ensuite une carrière solo. L'album dont il est question ici est son troisième. Lorsque Michel me l'offrit, j'avais déjà lu quelques critiques mentionnant le fait que P Gabriel nous proposait là quelque chose de totalement différent de ce qu'il avait fait avant. On commençait à parler de "World music", cinq ans avant "Graceland" de Paul Simon qui s'est ensuite imposé comme référence en la matière.

À la première écoute, j'ai fait à peu près la même tête que mon ami Philippe à qui j'offris le disque il y a deux ans. Il faut dire qu'il y a quelque chose de surprenant. P Gabriel voulait innover. Par exemple, il a supprimé les cymbales à la batterie, ce qui donne une couleur résolument plus sombre. Côté musiciens ça assure. Parmi les invités : Robert Fripp de King Crimson à la guitare, Phil Collins à la batterie (celui-là, il est mieux derrière des fûts que derrière un micro), Kate Bush aux chœurs, et bien sûr l'immense Tony Levin à la basse.

À la différence de Philippe (;-)) j'ai écouté cet album plusieurs fois, me forçant un peu au début. On a fini par s'apprivoiser et j'ai réalisé que c'était un album majeur, autant pour l'artiste que pour le monde musical. On a entendu (un peu) à la radio "Games without frontiers" et "Biko", qui est devenue chanson-emblème de la lutte contre l'apartheid en Afrique du sud. Je me souviens – lors du troisième concert de PG  - de cette chanson chantée en rappel : il avait fait revenir sur scène Youssou N'Dour et ses musiciens qui avaient fait la première partie.

 

Il n'y a rien à jeter dans cet album.

J'ai vite été séduit par des chansons comme "Intruder", "No self control" ou bien "I don't remember". Rien que les titres témoignent d'une ambiance assez sombre. Puis petit à petit, une chanson s'est infiltrée dans mon esprit.

"Family snapshot" décrit ce qui se passe dans la tête d'un sniper qui s'apprête à appuyer sur la détente. On comprend vite qu'il s'est inspiré de l'assassinat de JF Kennedy. Du reste, sur scène P Gabriel mentionnait le film d'Henri Verneuil "I comme Icare" pour introduire cette chanson. Le côté instrumental est superbe, dominé par le piano, la basse et le saxophone : juste ce qu'il faut au bon moment et avec les bons changements de rythme. Quant à la voix (une des plus saisissantes du monde de la pop et du rock selon moi), on sent bien que Peter Gabriel est en plein dans son répertoire.

Peter Gabriel explique souvent qu'il s'inspire pour les thèmes de ses chansons d'évènements qu'il lit dans les journaux (Biko), de poèmes (Mercy street), voire de phénomènes géophysiques (Here comes the flood). Pour "Family snapshot", c'est plutôt l'évènement historique qui gouverne l'histoire. Mais à travers cette parabole se pose la question de l'existence d'un être humain qui en est arrivé à la conclusion qu'il ne peut exister qu'à travers une action d'éclat :

 

 

"I have been waiting for this

All you people in TV land

I will wake up your empty shells

Peak-time viewing blown in a flash

As I burn into your memory cells

'Cos I'm alive"

 

Puis il s'adresse à celui qui est au bout de sa ligne de mire :

"I don't really hate you -I don't care what you do
[…]

I want to be somebody-You were like that too
If you don't get given you learn to take
And I will take you."

 

Je ne te hais pas vraiment – Je me fiche de ce que tu fais

[…]

Je veux être quelqu'un – Tu étais comme ça toi aussi

Si on ne te donne rien, tu apprends à prendre

Et je te tuerai

 

Pour conclure, Peter Gabriel nous confie l'origine de tout ça :

A lonely boy hiding behind the front door
Friends have all gone home
There's my toy gun on the floor
Come back Mum and Dad
You're growing apart
You know that I'm growing up sad
I need some attention
I shoot into the light

Un garçon solitaire est caché derrière la porte

Les copains sont rentrés chez eux

Mon pistolet jouet est par terre

Maman et Papa, revenez !

Vous vous perdez de vue

Vous savez que je grandis dans la tristesse

J'ai besoin d'attention

Je tire vers la lumière

 

A l'heure ou un pilote envoie son avion rempli de passagers au tapis, où un fou envoie son 19 tonnes dans la foule, où des allumés vident leurs chargeurs sur tout ce qui bouge, ces quelques mots prennent malheureusement énormément de sens. J'en veux pour preuve un article de "Libération" du 03/08 co-écrit par Geoffroy de Lasagnerie (sociologue et philosophe) et Edouard Louis (écrivain) que mon bougon préféré m'a envoyé hier. C'est une violente diatribe à l'endroit de Manuel Valls intitulée "Manuel Valls, vous n'avez rien fait contre le terrorisme" dont je reproduis un paragraphe :

 Et pourtant, lorsque François Hollande et vous promettez de faire la guerre au terrorisme, jamais vous ne parlez de faire la guerre à la relégation scolaire, à la violence sociale, aux conditions de détention, à l’islamophobie, aux racismes, à la ségrégation urbaine, à la précarité ou à la violence policière.

Nous savons que pratiquement tous ceux qui ont perpétré des attaques ont eu des vies marquées par ces expériences et les conséquences psychiques qu’elles engendrent. Pourquoi ne le voyez-vous pas, ou plutôt, pourquoi ne voulez-vous pas voir cette réalité, si évidente ? Pourquoi ne la prenez-vous pas en compte lorsque vous désignez ce qui doit être éradiqué par la «lutte contre le terrorisme» ?

… Et peut-être que la psychanalyse pourrait nous aider…

 

La version studio de "Family Snapshot", c'est ici :

https://www.youtube.com/watch?v=Uh9wIVZBhT0

J'aime aussi beaucoup cette version en public. Un peu de fatigue dans la voix donne une dimension supplémentaire. Manu Katché est à la batterie et Tony Levin (basse) emplit la moitié de la scène.

https://www.youtube.com/watch?v=drYvkbPmGo8

 

Écrit à Annolieu (maison de ma grand-mère – premier étage), 5 août 2016

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