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23. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre IX, 3

23. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre IX, 3

Publié le 23 avr. 2023 Mis à jour le 23 avr. 2023 Culture
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23. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre IX, 3

 

 

Zaref naviguait seul. Il avait pris la route du Sud pour se rendre sans attendre sur les Terres volcaniques, là où il savait pouvoir trouver « ses » Aspalans. Il avait en effet pu suivre d’un bout à l’autre les péripéties de l’embuscade, la défaite de sa troupe, l’adresse ironique par laquelle Ferghan avait invité celle-ci à la reddition sans condition ; puis l’embarquement des prisonniers sur l’une des trois caravelles… Il avait compris qu’ils seraient reçus par Rus Nasrul qui les défèrerait en jugement.

Il convenait donc de faire vite ; profiter de la station des trafiquants sur les Terres volcaniques pour les libérer. Ce serait chose facile, car ils ne sont pas gardés : l’île des forgerons est leur prison. Il n’est d’autre moyen de s’évader que par la mer, tandis que les navires de garnison sont inaccessibles. Cependant, il suffit à Zaref d’accoster de nuit. Il prend contact avec le chef des bandits Aspalans, qui transmettra la consigne de gagner la caravelle en toute discrétion.

Sitôt parvenu aux Terres volcaniques, Zaref put, en deux heures de temps, embarquer avec sa troupe. Direction : Syr-Massoug. Sur le trajet qui mène des Terres volcaniques à la capitale des Nassugs, le navire rapatria les Aspalans sur la côte, les déposant à quelques distances de la rive Ouest de l’embouchure du grand fleuve qui sépare les Terres bleues des Terres noires. C’est là, non loin de la ville portuaire des Aspalans, que les évadés établiraient leur camp en attendant Zaref. La nouvelle parvint à celui-ci dès son arrivée à Syr-Massoug : désormais la « monnaie de Santem » a cours non seulement légal mais forcé ; à toute personne résidant dans l’Archipel de Mérode et les Terres bleues des Nassugs il est fait obligation d’accepter le Nurâm, le Sol et le Miral en paiement. Cette annonce fut le fait du roi des Nassugs lui-même. Ygrem avait à cette fin été conseillé par Santem. Il importait que l’annonce parût dictée par le souci de mettre fin aux trafics humains, afin que l’attention de Zaref soit détournée de l’essentiel : la contre-attaque économique. C’est donc dans cette intention stratégique qu’Ygrem fit son discours à la nation :

— Honorés citoyens des Terres bleues, Mes services ont découvert l’existence d’odieux trafics d’êtres humains dans notre capitale. Des bandes sans foi ni loi y ont constitué des réseaux de prostitution et d’esclavage. Non seulement ces pratiques sont criminelles, ce sont des atteintes à notre humanité, mais de telles organisations représentent un danger permanent pour la sécurité des biens et des personnes ; pour votre sécurité. Or ces réseaux sont puissamment structurés autour d’une monnaie qui n’est pas la monnaie légale du royaume. On la nomme « Féraz », et c’est cette monnaie qui donne accès au commerce criminel. Désormais, seule la monnaie du royaume, votre monnaie légale, aura cours sur tout l’espace des Terres bleues. Notre police a mis la main sur les livres de comptes du réseau illégal. Nous connaissons les noms des détenteurs de Féraz et nous les invitons à en demander sans attendre la conversion en monnaie légale auprès des caisses du réseau. À tous les ressortissants et résidents du royaume, il est fait obligation d’accepter la monnaie royale en paiement. À tout ressortissant et résident, il est fait interdiction d’accepter d’autre monnaie que libellée en Nurâm, Sol et Miral. Le but, vous l’avez compris, est de tarir la source de ces commerces indignes. Cette source, c’est la monnaie parallèle exigée par les trafiquants. Désormais, le Féraz, comme toute autre monnaie parallèle, est frappée d’interdit sur les Terres bleues. C’est notre monnaie et elle seule, qui servira pour le règlement des transactions. Celles-ci pourront par-là être mieux contrôlées. Il va de soi que cette mesure d’urgence ne nous dispense pas de mener les actions de police requises pour éradiquer les réseaux criminels. Nassugs, je vous demande de m’aider à déceler et neutraliser ces pratiques qui déshonorent notre nation. Je suis persuadé que nos amis de Mérode, comme nos voisins Aspalans, mettront, de leur côté, un point d’honneur à prendre des dispositions semblables aux nôtres, afin qu’ensemble nous venions à bout de la plaie qui affecte Syr-Massoug et ne manquerait pas de se propager à l’ensemble du monde.

De moi, Nil, qui vous conte ma légende, apprenez que, dès le lendemain du discours royal, affluaient auprès des caisses du réseau de Zaref les demandes de remboursement des Féraz en monnaie de Santem, ce qui sonna le glas de la « monnaie de Zaref ». Plus personne ne veut la détenir. Zaref craignit, un temps, de devoir puiser sur sa réserve d’argent, si chèrement acquise. Il dut vendre ses pierres précieuses plus massivement encore qu’il n’avait envisagé, afin de faire face aux demandes d’encaissement, tout en mettant en œuvre son plan initial : envahir le marché de diamants à bas prix, afin de ruiner les entreprises concurrentes d’extraction des pierres. Le résultat fut très en-deçà des espérances de Zaref, car une bonne part des recettes issues de la vente des diamants dut être employée à honorer les demandes de conversion du Féraz en Nurâm.

— Quel démon est derrière cela !

Zaref connaissait la réponse. Afin de maintenir ses objectifs, il fut amené à liquider l’entièreté de son chargement en pierres précieuses, si bien que pour renouveler sa réserve il lui faudrait retourner à Sarel-Jad. Cependant, il devait être sur place, à Syr-Massoug, afin de veiller au succès de son plan.

En fait de succès, il eut sa deuxième mauvaise surprise, après l’annonce du cours forcé de la monnaie de Santem, l’afflux consécutif des demandes précipitées de conversion et l’effondrement de sa propre monnaie. Alors que son attention se fixait sur le secteur de l’extraction diamantaire, il attendit vainement que son attaque sur le marché des diamants bruts porte les fruits qu’il espérait, soit, les dépôts de bilan en chaîne des entreprises concurrentes. À sa surprise, voilà, au contraire, que ces entreprises, non seulement se maintiennent, mais investissent dans les équipements sophistiqués, tandis que les travailleurs employés à l’extraction et au lavage des pierres se voient reclassés dans des stages de recyclage, pour la surveillance et la maintenance des premiers robots industriels.

Zaref était décontenancé à un degré qui jouxte la panique. Comme à son habitude, il pensa tout haut :

— C’est à n’y rien comprendre : la banque royale ne semble pas déstabilisée par les demandes de conversion de la monnaie de Santem en argent.

Il est vrai que Zaref a déjà dû utiliser une partie considérable de la monnaie légale à cet emploi imprévu qu’est le remboursement des Féraz en Nurâms, ce qui amoindrit d’autant l’attaque sur la réserve métallique de la Banque. En outre, le fait d’avoir instauré le cours forcé du Nurâm a pour conséquence son appréciation spectaculaire, par effet de précipitation des demandes de change du Féraz en Nurâm, ce qui eut pour effet de réduire les sorties courantes d’argent métallique. Au total, c’est l’ensemble de la stratégie de Zaref qui, sur ses deux volets, se trouva désamorcée. Par ses informateurs Zaref réalisa que la filière du diamant s’est restructurée verticalement pour résister à ses attaques et préparer la contre-attaque par une automatisation intensive.

— Si mes entreprises ne réagissent pas immédiatement — et peut-être est-il trop tard ! —, alors elles ne seront plus compétitives, même avec mes approvisionnements inégalables, quant aux prix et à la qualité des pierres.

Zaref commençait tout juste à mesurer, outre l’échec de son plan, l’étendue du désastre en prospective pour son activité économique qui rayonne à partir de Syr-Massoug, la capitale des Terres bleues. Il avait compté opérer en deux temps, pour éliminer la concurrence : d’abord, mettre hors-jeu les entreprises d’extraction par une attaque sur les prix du diamant brut ; ensuite, étrangler le secteur de la taille et du polissage en pratiquant des prix exorbitants, une fois qu’il aurait gagné le monopole pour la fourniture de ces diamants. Or, non seulement l’attaque sur l’extraction a été neutralisée grâce, probablement, soupçonnait-il, à un soutien financier extraordinaire. Mais il sera impossible de réduire à merci l’artisanat de la taille et du polissage par des prix élevés du brut, puisque son ravitaillement peut continuer de s’effectuer auprès des fournisseurs habituels, et sans doute, dans l’avenir, à meilleur marché que précédemment, grâce aux gains de productivité qui résulteront d’une automatisation de la production.

Le coup de grâce fut porté avec la troisième mauvaise surprise : l’annonce royale du remplacement de la garantie métallique par celle des diamants et du cristal. Comme un pied de nez à Zaref, Santem avait si bien retourné l’attaque contre l’agresseur qu’au final c’est ce dernier qui, sans le savoir, aura renfloué la Banque royale, en cédant les pierres à des prix défiant toute concurrence ! Seul l’orgueil avait pu retarder la conclusion que dicte à Zaref son intelligence aiguë des situations : il est urgent de prévoir la catastrophe que représenterait une défaite complète, et, par conséquent, de la prévenir par un redéploiement énergique.

— Où ?

— Quelque part chez les Aspalans. De là, j’organiserai ma riposte, une vengeance impitoyable. Ç’en sera fini de la société des Nassugs et des gens de Mérode. J’ai assez de pierres en réserve à Sarel-Jad pour reprendre la main. J’organiserai ma revanche à partir des Terres noires. Quitte à faire alliance avec les barbares des Terres blanches je trouverai en nombre les hommes aptes à éliminer la gent des Terres bleues et de l’Archipel. Cependant, outre des bras armés, il me faut des ingénieurs, des savants. Qu’ils soient aussi efficients dans leur science que naïfs en politique, et je saurai les persuader de travailler pour mon compte, sans qu’ils s’en doutent, à la confection d’armes invincibles, autrement destructrices et terribles que ces ridicules fléchettes, dagues dérisoires et prétentieuses arbalètes… Oui, Nïmsâtt : c’est elle que je dois retrouver. Son aide sera précieuse pour agencer ma propre industrie d’armement.

Telle est la réponse donnée à lui-même, où Zaref puisa quelque consolation de sa défaite.

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