24. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, Rêves et déceptions
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24. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, Rêves et déceptions
Nïmsâtt s’en voulait de détester Zaref, le fils de celui qu’elle avait tant aimé, et dont elle garde l’amour dans son cœur.
— Du moins, je ne jugerai pas. Zaref me fait peur et me fait horreur. Mais je ne dirai ni ne penserai « Zaref est ceci, cela… ». C’est la seule chose que je puisse faire…
Elle n’avait en effet pu tenir sa promesse faite à son mari : s’occuper de Zaref comme une mère, faire en sorte qu’il pousse droit, protège la terre de Sarel-Jad et tout ce qu’elle contient de trésors vivants. Mais Zaref ne l’avait pas entendu ainsi. Il s’évertuait à détruire ce paradis et pour cela Nïmsâtt le haïssait.
De moi, Nil, qui vous conte ma légende, sachez que Nïmsâtt venait de fausser compagnie à Zaref. Il avait tenté d’en faire sa femme et elle s’y était refusée. Il en avait conçu un ressentiment qui fit craindre à Nïmsâtt une vengeance. C’est pourquoi elle décida de s’enfuir. Où ? Il n’y avait qu’une solution : demander asile aux Sils. Eux s’y connaissent pour survivre et même bien vivre dans la nature. Les Sils ont accueilli Nïmsâtt sans réticence. Elle se sent auprès eux comme chez elle. Elle avait, naguère, vécu parmi les Sils et, de ce séjour, retiré un profit spirituel immense. D’abord, elle avait compris que leur intelligence fonctionne sur une autre grammaire que la sienne. Il ne s’agit pas d’une grammaire propositionnelle, structurée par la syntaxe du verbe, avec sujet et complément. Non. La grammaire des Sils repose sur les associations d’images et sur les imputations de rôles. La nature leur fait signe, elle leur parle et les guide. Aussi les Sils se font-ils sensibles à tout. Ils « écoutent », se laissent investir par les impressions les plus fugitives, et ils les prennent au sérieux. À force de s’ouvrir ainsi aux éléments, ils ont formé des aptitudes à la communication directe.
De cette expérience vécue profonde Nïmsâtt sut tirer des enseignements pour sa recherche. Il faut dire que, pour elle, ce profit, si précieux qu’il fût, n’était pas l’essentiel. L’essentiel, c’est l’affection, le lien indissoluble qui se tissa entre elle et les Sils. Elle les aime plus qu’elle ne pourra l’exprimer. Elle leur est attachée au point qu’elle ne saurait même faire récit de cette rencontre : ce lui est moralement impossible. Et cependant, cette expérience humaine, affectivement si perturbante qu’elle se montre réfractaire à toute objectivation, mit Nïmsâtt sur le chemin d’une grande découverte théorique. Depuis qu’elle est toute jeune adolescente, elle s’intéresse passionnément aux ondes et vibrations. Elle tentait bien d’entretenir son mari de ses intellections, mais celui-ci n’entendait pas grand-chose à des questions aussi abstraites. Son domaine à lui, ce sont les êtres vivants sur la terre de Sarel-Jad, pas la physique des vibrations. Nïmsâtt ne s’en affectait pas. Elle se sentait au moins comprise dans son droit de s’adonner à sa passion. Son mari comprenait cela, car lui aussi était un chercheur passionné. Le domaine n’est pas le même. Mais qu’importe ! L’essentiel est de comprendre l’autre dans ce qui dirige toute son existence. Et, lui, son mari aimé, comprenait cela.
Nïmsâtt, cependant, se dit qu’elle ne pouvait rester à Sarel-Jad. Cela la maintient dans le souvenir et il lui faut à présent changer sa vie. Elle avait assez navigué avec le père de Zaref pour risquer de s’embarquer seule. Destination : Syr-Massoug, la capitale des Terres bleues. Arrivée là, elle irait trouver les personnes qui sauraient l’aider à développer ses intuitions et à en tester les implications.
En parvenant au vieux port de Syr-Massoug, dans le voilier de pêche qu’elle avait « emprunté » à Asber, Nïmsâtt fut bien la seule à ne pas être étonnée d’avoir pu ainsi braver la mer, tandis que, sur le quai, son arrivée faisait sensation. Sans même se rendre compte de l’effet produit, elle entreprend d’amarrer son bateau. Des marins l’y aident prestement. En relevant la tête pour les regarder et les remercier, sa pensée est déjà loin. Elle demanda où se trouve l’Université, l’Académie, ou une institution de ce genre. Un homme alors s’approcha, l’invita à s’asseoir à une table. Elle lui expliqua qu’elle venait de loin, qu’elle est une scientifique, qu’elle a des choses à trouver, qu’elle a besoin d’aide.
— Va voir Almira, l’épouse d’Ols, fils d’Ygrem, notre roi.
Ainsi, Nïmsâtt fit la connaissance de celle qui allait changer son existence et orienter par là même l’avenir du royaume. Moitié allongée, moitié assise sur un sofa, en quête d’une position qui ne lui soit pas trop inconfortable, Almira reçut Nïmsâtt dans son jardin d’hiver. L’enfantement est à présent tout proche. Nïmsâtt le comprend aussitôt. Elle admire la silhouette de la jeune femme dont le ventre est à peine protubérant et, comme une évidence, la confiance donne le ton de la conversation qui s’engage. Nïmsâtt expliqua en souriant qu’elle est une « femme sauvage » : elle avait vécu avec son compagnon, à l’écart du monde et dans une commune passion de recherche, bien que lui s’occupât du visible et, elle, de l’invisible. Puis, devant le regard interrogateur d’Almira, Nïmsâtt part d’un petit rire et s’explique :
— Ma passion est de comprendre ce qui nous entoure, que l’on ne voit pas mais vibre sans cesse. C’est un arrière-monde invisible et foisonnant. Là se tient la réalité première, primordiale, avant même qu’il n’y eût des êtres, si petits soient-ils. Comment vous expliquer ? Les vibrations élémentaires prédisposent la venue de la moindre des choses, de ce qui est comme appelé à l’existence. Sans elles il n’y aurait rien. Vous avez étudié la musique, n’est-ce pas ? Vous savez ce qu’est une partition avec ses mesures et sa clé. Eh bien, les vibrations qui nous entourent et nous traversent, ces vibrations « jouent » le monde selon des partitions variées, fantasques, innovantes. Le langage des Sils y fait écho. En découvrir la clé, les clés, à vrai dire, infiniment diverses, c’est enquêter à la source, presque assister à la Genèse…
Nïmsâtt rit.
— … Comme si je contemplais Dieu en acte. Je le prends en flagrant délit !
Nïmsâtt exultait de joie humble, comme pour faire pardonner la naïveté de son discours et son enthousiasme. Mais Almira ne riait pas. Elle écouta gravement le développement des explications qu’elle sollicita jusqu’à ce que son entendement déclarât forfait. Une petite phrase de Nïmsâtt lui demeurait en tête, énigmatique : « Le langage des Sils y fait écho » … Cependant, sa conviction était acquise :
— Nïmsâtt doit rencontrer mon beau-père. Je vais la présenter à Ygrem.
La rencontre entre Nïmsâtt et Ygrem est de celles que l’on ne connaît, au mieux, qu’une fois dans son existence. En lieu et place des rites habituels, ils situèrent leurs tout premiers échanges, immédiatement, dans le vif du sujet : la science et son organisation. Nïmsâtt était heureuse : elle vit aussitôt en la personne du roi un interlocuteur véritable, une personne disposée à l’écoute, à la perception et même au partage de sa passion, sinon quant à la teneur des spéculations de Nïmsâtt sur les vibrations primaires, du moins — et c’est l’essentiel — en ce qui concerne le geste de la volonté : chercher à comprendre, à résoudre, inlassablement, et rechercher là, dans une telle quête et ses succès, la clé de grandes satisfactions.
C’est pourquoi leur conversation les porta rapidement loin dans l’exploration de ce qu’il y aurait à faire. Pour Ygrem, la chose est entendue : fonder une Cité de la science. L’idée ravit Nïmsâtt. Son regard brille d’une excitation qui la rend d’un coup désirable aux yeux du roi. Il se met à la découvrir physiquement. Tout lui convient chez elle : ses cheveux coupés courts, parsemés de mèches décolorées, peu importe qu’il s’agisse du soleil ou de l’âge, ses grands yeux bruns, son regard calme, ses lèvres fortes, les rondeurs de son corps. La stimulation intellectuelle se mêle si bien à l’excitation sexuelle qu’à la venue de l’amour ne manquerait que le « sentiment tendre » ; manque vite comblé, car Nïmsâtt et Ygrem se donnèrent rendez-vous pour le lendemain même, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’Ygrem déclarât à Nïmsâtt son désir. Non qu’il eût immédiatement conscience de l’aimer. Mais il veut la convaincre, la prendre, l’avoir à lui, en faire sa compagne de tous les moments, partager avec elle. Ainsi ne serait-il plus seul avec son grand projet des quatre Cités.
Mais Nïmsâtt reste en son cœur fidèle à son mari défunt. Fidélité d’amour et non de devoir. Elle s’en fit presque reproche, mais sans renoncer à aimer celui qui n’est plus. Attristé, presque fâché, Ygrem, une semaine durant, ne revit plus Nïmsâtt. Puis il reprit contact sur un motif professionnel : mettre en place la Cité de la science.
La question est d’abord philosophique : quel est le but d’une Cité de la science ? Servir la société ? — Sans doute. Mais est-ce cela seulement ? Ygrem posa tout haut la question en direction de Nïmsâtt :
— Quelque chose nous dit que non, Ygrem : le but de la science est plus haut que cela. Plus élevé même que ce que vise l’amour de la connaissance. Oui, la recherche est mue par la passion de comprendre. On veut le bonheur de la découverte. Pourtant ce n’est pas la fin suprême.
— Quelle est cette fin ?
— L’humanité, celle qui forme des projets dont la réalisation présuppose une tâche infinie. C’est plus que le service de la nation.
Ygrem était d’accord, intuitivement. Mais quelle est, se demande-t-il, cette humanité qui n’existe pas dans tel ou tel peuple en particulier ? — Spécialement ni chez les Aspalans, ni chez les gens de Mérode, ni chez les Nassugs eux-mêmes, à vrai dire. Une telle humanité n’est spécifiquement nulle part. Nul peuple ne l’incarne.
— Ma Cité de la science devrait-elle se donner une mission universelle ?
La question, encore une fois, s’adresse à Nïmsâtt.
— La science dont tu organiseras la Cité, Ygrem, est au service de toutes les cités présentes et à venir, quels qu’en soient les souverains. La science est cosmopolitique. C’est sur ce principe, cette destination qu’il convient d’en concevoir la Cité.
— Ce n’est pas moi, mais toi, Nïmsâtt, qui organiseras la Cité de la science. Tu auras toute mon aide, mais je n’interviendrai qu’à ta demande. Je te prie seulement de me tenir informé de ce qui te vient à l’esprit en ce qui concerne cette grande tâche. Mais, encore une fois, ce sera là ton œuvre, Nïmsâtt, si tu acceptes. Acceptes-tu ?
— Oui.
— Quelles seraient les grandes lignes ?
Nïmsâtt sembla hésiter. Mais c’était seulement pour préparer une réponse utile, qui irait à l’essentiel. Ygrem voulait savoir combien il devait prévoir de départements dans la Cité de la science. Il doit exister plusieurs domaines. Nïmsâtt le pense aussi. Mais elle ne tient pas à les préjuger.
— Je souhaiterais procéder, Ygrem, comme procède la vie. Je m’entourerai de personnes qui partagent la passion de comprendre et connaître, quel que soit le domaine vers lequel leur intérêt se dirige. Nous partagerons nos intuitions. Puis viendra un temps où chacun prendra sans doute sa propre direction. Le développement s’opère à travers des différenciations. Nous n’aurons qu’à suivre la façon dont la science se déploie de son propre mouvement.
Ygrem se détourne légèrement, troublé par le désir que suscitait en lui l’esprit de Nïmsâtt. Son intelligence en action lui semble épouser le mouvement des choses, sans violence, avec un engagement singulier, proche de l’amour, qui, comme une clé, lui permet d’entrer dans la vibration des êtres. Ygrem comprit le lien avec la recherche de son aimée : ces musicalités premières, notes profondes où se prédispose la venue à l’existence… Et cependant lui venait l’objection :
— Mais vois, Nïmsâtt, tout ce que l’industrie a déjà réalisé de savoir. Il est incorporé dans les techniques et toutes sortes de réalisations. Chaque centrale d’énergie solaire, cet édifice prodigieux de miroirs et de plaques réfractaires, ces obélisques de verre pur et ces « diamants », chefs d’œuvre d’une ingénierie qui condense la science des rapports numériques, des métaux, des minéraux et de leurs propriétés, des radiations, de l’électricité, des forces et des résistances mécaniques…
— Oui, Ygrem, c’est bien des connaissances, l’industrie tire beaucoup d’enseignements de la nature pour la domestiquer, la mettre à son service. Mais tout ce qu’elle comprend de la nature est conditionné par un point de vue technique. Ce n’est pas un mal, mais ce n’est qu’une direction, il en est d’autres. Sous un autre regard le savoir se dirige autrement. Que l’industrie poursuive pour elle-même son chemin de connaissance. Qu’elle l’enseigne à celles et ceux qu’elle compte employer pour son service. Qui en contesterait l’utilité pour notre vie ? Cependant, l’Industrie n’est pas l’Université. Pour l’Industrie la recherche se destine à l’application. A défaut d’application dans son domaine la connaissance ne présente pas pour elle d’intérêt. C’est sa limite, Ygrem, et c’est bien ainsi. Mais pour l’Université, le savoir n’a pas de limite. Sa destination est de comprendre, encore et toujours. Vois-tu ?
— Bien entendu ! Le savoir dont tu parles n’existe pas sans passion. Tu m’en diras davantage sur les autres orientations… Je te quitte maintenant, Nïmsâtt. Une chose encore : je ne décide rien d’important sans consulter les personnes sages en qui j’ai confiance. J’en use ainsi avec toi pour la Cité de la science et ferai de même avec d’autres personnes de grande confiance pour les autres Cités et, au-delà, pour l’organisation générale de la vie sociale. Aux réunions auxquelles devront donner lieu ces consultations tu es conviée et bienvenue.