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19. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VIII, 1

19. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VIII, 1

Publié le 23 avr. 2023 Mis à jour le 23 avr. 2023 Culture
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19. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre VIII, 1

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Trois navires à éoliennes orientables descendaient le grand fleuve qui prend sa source dans les montagnes des Seltenjœth, tout au Nord des Terres noires, et se jette, au Sud, dans la mer, dite Mer du Milieu, qui relie l’archipel de Mérode aux Terres bleues. Zaref est contrarié d’avoir dû se risquer sur le grand fleuve qui marque la séparation entre le royaume des Nassugs et le territoire des Aspalans. C’est qu’il lui avait fallu renoncer à prendre directement l’océan pour gagner Sarel-Jad, car, à cette saison, la route maritime du Nord est partiellement gelée. Cependant, il est maintenant pressé de gagner Sarel-Jad afin de remplir à nouveau ses cargaisons. Une intuition lui signifie qu’il doit faire vite : son stratagème sera bientôt éventé, s’il ne l’est déjà. Probablement, la Banque du royaume des Nassugs va donner l’alerte, car il n’est pas normal que le métal de réserve fasse l’objet d’achats intensifs. On comprendra qu’il s’agit d’une attaque contre la monnaie de Santem. Aussi est-il urgent de précipiter le mouvement, de donner à la réserve le coup de grâce.

Zaref avait missionné des prospecteurs à travers le territoire des Aspalans, pour se faire une estimation de la demande globale en esclaves. Les Aspalans esclavagistes avaient vite fait de trouver un nom pour désigner le petit peuple de Sarel-Jad : Les Sils. Une légende, croient-ils, en fait mention et le nom s’en retrouverait dans des berceuses qu’en certaines régions des Terres noires les vieilles chantent encore aux enfants. Les Sils peuvent, dit-on là-bas, devenir méchants. Pour l’ordinaire, ils sont doux. Il est cependant impossible de les faire travailler. Ils servent de compagnie pour des usages ludiques et sexuels. C’est aussi une raison pour laquelle Zaref avait pu s’inquiéter de la demande. Seuls des Aspalans aisés ou riches peuvent souhaiter sérieusement en acquérir. Cependant, il y a aussi les pierres, en particulier les diamants.

Or ce qui préoccupe Zaref, le contrarie au plus haut point, c’est l’absence d’Asber, le vieil homme. Sans lui il ne sera pas possible de contourner Sarel-Jad par le Nord. Cela rallongera considérablement le voyage. Grâce à Asber, en effet, les navires peuvent éviter les nombreux récifs qui bordent la côte de Sarel-Jad sur sa partie Nord-Ouest. Une fois parvenus de l’autre côté, ils ont une route facile. L’endroit où Zaref entend se rendre est situé sur la côte Nord-Est. C’est là qu’habituellement a lieu l’accostage : dans une baie abritée où une caverne marine émerge assez pour que les bateaux s’y enfilent, une fois renfoncés les mâts télescopiques des éoliennes. Celles-ci servent à la propulsion directe, par le vent, comme à la charge des batteries, pour l’alimentation des moteurs. On fait alors entrer les navires dans la caverne profonde que le père de Zaref avait aménagée. Au fond de la caverne trois galeries convergent en une cheminée qui remonte jusqu’au sommet de la montagne. Il s’agit d’un volcan éteint. Son versant Est, parsemé d’obsidienne noire, donne à pic sur l’océan. Son versant Sud ouvre sur la forêt qui borde la plaine, au Nord. C’est par cette cheminée que Zaref et ses équipages gagnent le cœur de Sarel-Jad, en partant donc du massif septentrional, alors qu’Oramûn et ses compagnons avaient accédé à la grande plaine depuis les franges du massif méridional.

Le seul avantage de ce détour, c’est que, peut-être, il permettra de surprendre les Sils. Ils ont en effet déserté le massif Nord pour échapper aux Aspalans esclavagistes. À condition de trouver un point de débarquement au Sud, Zaref comptait repérer des adolescents en nombre. Il en prendra ce qu’il faut pour ne pas menacer la race, car les Sils se reproduisent difficilement en captivité. Désormais, il les négociera très cher. Mais ce ne sera qu’un appoint financier, comparé à ce que devraient lui rapporter les diamants ; encore qu’il les vendra bon marché. Le but, en effet, est de déterminer le bon équilibre entre deux considérations : d’un côté, drainer de la monnaie de Santem pour intensifier les achats sur le stock d’argent ; de l’autre, s’emparer de l’industrie des pierres, pour tenir le secteur clé de l’énergie. Pour ce faire, il lui faudra attaquer par les prix.

Grâce à ses stocks de pierres précieuses, Zaref avait commencé d’exercer sur les entreprises du secteur une pression de concurrence telle que sont déjà mises à mal celles qui ne lui appartiennent pas encore. Une fois qu’il aura le monopole, il tiendra les leviers du pouvoir économique, non seulement à Syr-Massoug, mais sur l’ensemble de l’espace commercial. Une stratégie intelligente doit attaquer de deux côtés à la fois, se disait-il : sur la réserve de métal, qu’il convient de tarir, afin de décrédibiliser la monnaie de Santem ; sur l’industrie du diamant et du cristal, dont il s’agit d’acquérir le capital financier, afin de détenir les sources de l’alimentation en énergie. Par conséquent, c’est sur la quantité, non sur le prix des diamants, qu’il lui faut compter, afin de réaliser les deux objectifs conjointement.

Tandis que la flotte abordait à présent la sortie du grand fleuve, Zaref affinait mentalement son plan. Il se retira à l’écart de l’équipage pour penser à voix haute, car il n’a d’autre confident que lui-même :

— Je commencerai par la base : l’extraction des pierres brutes. J’en casserai les prix de vente et je deviendrai le fournisseur unique des polisseurs et tailleurs de pierres. Ce sont pour la plupart des artisans. J’aurai tôt fait de les étrangler ensuite par des prix exorbitants. Seules mes propres entreprises auront les pierres à bon marché. Les artisans de la pierre me supplieront de les embaucher.

Zaref humait le vent du large, content de lui. Il se promenait de long en large sur l’avant du navire, admirant les bagues qui chargent sa main droite. C’est dans cet état d’esprit qu’il se sent être vraiment lui-même. De stature moyenne et plutôt vigoureuse, le crâne dégarni, presque chauve, la position très droite, il a une curieuse façon de marcher : sur les talons, déployant avec application une jambe devant l’autre, d’où émane une impression de détermination. Il s’autorisa cette petite chute :

— Je n’aurai de cesse que le monde de la pierre cristalline et diamantine soit tombé dans mon escarcelle.

Flatté ce qu’il tenait pour une élégance littéraire, Zaref regardait l’horizon de biais, tandis que ses yeux s’injectaient de sang. Il pensa à son père. Il l’avait perdu, alors qu’il n’était pas encore adolescent. Il le revoyait s’éloigner de la côte, seul sur son catamaran. Son père avait refusé de l’emmener avec lui et Zaref l’avait alors maudit : « Je te souhaite le naufrage. Que tu meures noyé ! », avait-il hurlé depuis la plage ; et il ne revit jamais son père. Zaref sentit monter à nouveau la haine : « Il s’est bien vengé en ne rentrant plus. Il m’a abandonné avec cette femme et ce vieil homme. Je le déteste ». Mais Zaref savait que son père avait au contraire voulu le ménager. La maladie, en effet, lui rongeait l’ossature du visage, et la fin serait horrible. Il ne voulait pas que son fils voie cela. Sa très jeune épouse l’avait, les larmes aux yeux, regardé partir, demeurant debout sur un rocher de la grève jusqu’à ce qu’elle ne vît plus le moindre point à l’horizon. Doucement, elle avait tenté d’expliquer au jeune Zaref la raison de cet adieu. « Ton père t’aime. C’est pourquoi il part maintenant. Il nous aime tous deux », avait-elle dit pour créer un lien. Mais Zaref ne voulut rien savoir. Il lui répugnait d’être mis sur le même plan d’affection que cette femme à peine plus âgée que lui. Elle aussi, d’ailleurs, aura fini par s’éclipser. Elle n’a pas voulu se soumettre à sa volonté. Pourtant, elle semblait revenue vers lui, après la défaite des Aspalans contre Santem.

— Je suis trop bon, elle ne mérite pas mes hommages. À présent, elle a dû trouver refuge quelque part. À Sarel-Jad ? Mais où, dans ces terres sauvages ? C’est impossible ! 

Asber aussi, le compagnon de son père, l’avait abandonné.

— Je leur crèverai les yeux !

Il avait à peine lâché cette conclusion, qu’il se remémora une parole d’Asber :

— Par le Sud, il n’y a pas moyen d’aborder. Le massif est trop raide d’un bout à l’autre. Ou alors, il faudrait l’escalader à l’aide d’échelles de corde.

Zaref se mordit les lèvres de dépit : comment ne s’était-il pas rappelé à temps cet avertissement ? Les navires de la petite flotte allaient bientôt atteindre la pointe Sud de Sarel-Jad. Si Asber a raison, il faudra contourner la terre, du Sud au Nord, tout en naviguant si loin vers l’Est que le voyage n’en finira pas. Non ! Mieux vaut faire demi-tour et tenter de prendre par le milieu. Comme Oramûn, Zaref avait aperçu la zone occidentale des hautes herbes, entre le massif Nord et le massif Sud. Son père lui en avait d’ailleurs parlé : une région à éviter, car la nature y est hostile. Malgré lui, Zaref pensa encore à son père, un savant qui avait quitté Sarmande après de longues années d’étude au monastère de la Montagne sacrée, pour mener ensuite ses recherches en solitaire sur Sarel-Jad, bien avant la création de la première Académie de Mérov. Presque chaque soir, il exposait ses hypothèses à Zaref. D’abord, il lui rapportait des faits qu’en se faisant attentif il est loisible de constater. L’observation était sa passion ; de là, le questionnement, puis les conjectures. C’est ainsi qu’il avait compris la raison d’être des énormes félins de la plaine. Cela n’intéressait pas du tout Zaref, mais il était bien obligé d’entendre :

— Les tigres de la mangrove se font de plus en plus rares. Ce sont les mâles qui disparaissent. Ils semblent atteints d’une maladie dégénérative. Les femelles, curieusement, m’en paraissent exemptes. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Mais vois la conséquence, Zaref : les tigresses en chaleur ont appelé des mâles. Elles ont gagné plus avant la montagne d’Ouest en Est jusqu’à son flan oriental qui donne sur la plaine centrale, et elles ont continué d’appeler, tant et si bien, qu’ont fini par répondre des lions célibataires de la plaine, et même ceux de la région semi-désertique, par-delà la cordillère, à l’Est. En s’accouplant avec les tigresses, ces lions ont eu des rejetons dont certains sont parvenus à un âge adulte. Ils sont alors gigantesques, vois-tu ? aussi grands sur quatre pattes qu’un homme debout ! Mais les mâles sont stériles. Cependant, les rejetons femelles sont parfois fécondes. Difficilement, mais cela dut arriver, et les rejetons de ces rejetons purent se reproduire. D’abord avec les lions, puis entre eux. Les adultes sont un peu moins grands que ceux de la première descendance, mais l’adaptation de la taille, le volcanisme aidant, a fait le reste. Ailleurs, ils n’auraient pas survécu. Mais, dans la plaine de Sarel-Jad, ils ont atteint la dimension appropriée à celle des buffles…

Le père de Zaref poursuivait avec des considérations plus techniques, afin, notamment, d’expliquer pourquoi les lionnes, à la différence des tigresses, ne donnent pas naissance à des géants.

— … Sans doute, elles disposent d’une hormone inhibitrice de croissance, ce qui n’est pas le cas des tigresses. Normalement, la taille des lions est comme bridée par la nature, car, pour chasser en plaine, les lionnes ont besoin d’être rapides et agiles. Déjà, les lions adultes peinent à chasser pour eux-mêmes, tant que du moins il leur faut traquer des herbivores dont la morphologie autorise une grande vélocité. C’est pourquoi ils sont spécialisés dans la protection de la troupe. D’un autre côté, les buffles de la plaine sont trop gros pour eux. Leur régulation ne pouvait donc s’effectuer qu’aux marges, par une prédation des individus ou très jeunes ou très vieux ou malades, qu’il fallait en outre pouvoir isoler du groupe. Aussi les lions se portaient-ils sur d’autres proies que les buffles dont le cheptel ne faisait alors que grandir…

À ce point du récit, Zaref avait depuis longtemps décroché. Le contraste était à son comble entre l’agacement du fils et l’enthousiasme du père, que rien n’aurait su entamer :

— … Vois-tu ? Zaref, c’est comme si, à Sarel-Jad, la nature avait appelé les lions à gagner la taille qu’ils auraient eue sans cette supposée hormone d’inhibition de croissance. Mais pour cela, il fallait la présence des tigres, ou plutôt, des tigresses. La rencontre a été providentielle. Cela voudrait-il dire que, normalement, les lions, non les tigres, seraient les plus grands des félins, mais que, habituellement, les contraintes du contexte en disposent autrement ? Alors, qu’est-ce qui est « normal », au fond ?...

Puis, sortant d’un abîme de réflexions :

— … Il faut vraiment, Zaref, que Sarel-Jad demeure à jamais un sanctuaire. Je ne connais pas de terrain d’observation plus captivant…

Il n’est pas aisé, pour les navires à éoliennes, de remonter contre le vent. Cependant, les batteries étaient chargées à plein, et la flottille put revenir au moteur en longeant la côte occidentale jusqu’à la zone charnière entre les deux massifs. Trente-sept Aspalans débarquèrent, et Zaref avec eux. Il était pour lui urgent que le « captivant terrain d’observation » se mue en fabuleux gisement d’exploitation de la faune, les Sils inclus, de la végétation et du sous-sol.

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