CHAPITRE 63
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CHAPITRE 63
Songe du Roi des fées – Remonter le fil du temps – A la recherche d’un accord.
Lorsque je m’assoupis, je rêvai d’Henri IV. Je le voyais à sa table, Marie de Médicis à ses côtés, impériale, impressionnante, et cette place vide à sa gauche. Immédiatement l’image de la main gauche, de la place du diable me vint en tête, sans que je l’invoque. Alors que le décor changeait sous mes yeux, il me sembla apercevoir à cette place vide quelque chose ou plutôt quelqu’un : la silhouette d’un être gigantesque, majestueux doté de cornes de cerf qui me parut familière. Une impression royale s’imposa à mon esprit avant que je ne me retrouve face à François 1er.
Ce dernier discutait avec ceux que je supposais être ses princes guerriers, il était au sommet d’une colline, prêt à livrer bataille, et à ses côtés, j’aperçus la même silhouette, dotée de cornes au développement complexe, mais lorsque je tentais de mieux le distinguer, il se dérobait à mon regard, s’évanouissait, comme s’il n'eût été qu’un mirage. Ce qui est le propre des rêves, songeais-je. Tandis que je m’approchais pour mieux comprendre, le décor changea à nouveau, je me sentis aspiré dans les couloirs du temps, projeté dans un autre affrontement.
La paix d’une France exsangue ramenée par un roi exigeant dont la volonté et l’application à faire des traités plutôt que la guerre m’inspirait à l’époque un mélange d’admiration et de jalousie. Longtemps j’ai cru les campagnes militaires nécessaires à l’accomplissement d’un roi, aux bienfaits du Royaume de France, ce n’est qu’en vieillissant que je réaliserai qu’elle est bien trop coûteuse et qu’il est plus avantageux de faire des traités et mariages afin d’enrichir la France. Au moins, ces affrontements avaient agrandi le royaume et à défaut d’avoir un Empire, je laisserais un pays riche et prospère, du moins, je l’espère.
Sous mes yeux, Louis XI négociait, sous une tente, comme s’il était sur un champ de bataille, et la même silhouette me parut. À présent que je la distinguais un peu mieux dans cette demi-pénombre, je réalisais que c’était cette créature qui m’était apparue au Sanctuaire en songe. Si je ne l’avais vu paraître à ma Cour, j’étais certain à présent qu'elle m'avait visité en mes songes sans que je n’aie conscience de qui elle était alors.
Je m’éveillais en sursaut avec cette conviction d’avoir déjà croisé le roi des fées.
— Cernunnos, murmurai-je comme si j’éprouvais le besoin de l’entendre à voix haute pour lui conférer quelques réalités.
Un bruissement comme celui d’ailes d’oiseau se fit entendre dans la pénombre de la chambre. Je tentai de scruter les ténèbres sans parvenir toutefois à distinguer quoi que ce soit. Je me redressai sur le lit et mué par l’instinct, je répétai doucement ce nom sacré et attendis une réaction. De nouveau, un bruissement d’ailes se fit entendre.
Repoussant l’édredon, je me levais essayant d’être le plus discret possible, je ne songeais même pas à Bontemps endormis juste à côté, mais bien à ces ailes qui réagissaient à mon appel. Je me glissai par la porte dans l’antichambre voisine qui accueillait mon cabinet et fréquemment le conseil de mes ministres, j’y trouvai une obscurité étonnante. Les volets et les fenêtres étaient généralement entrouverts car j’aimais qu’une petite brise se glisse la nuit dans mes appartements. Alors qu’il aurait dû y avoir de la lumière : celle de la lune et des étoiles, l’obscurité était presque totale.
En m’avançant, je compris pourquoi. Au centre du salon, d’innombrables ailes noires battaient dans les airs tels une nuée, le bruit devint assourdissant et stupéfiant à la fois. Des dizaines, peut-être des centaines, d’ailes de corbeau frappaient les unes contre les autres, formant un essaim des plus étranges. Je fus fortement impressionné, mais doutais de la réalité d’un tel mirage, n’était-ce pas un songe dans un songe ?
— Cernunnos, répétai-je dans un murmure.
À ces mots, le bruissement s’amplifia avant que les ailes ne s’ouvrent en révélant en leur cœur la silhouette que j’avais perçue maintes et maintes fois dans mes songes. Celui qui semblait me hanter et dont pourtant je n’avais crainte, car je savais qui il était.
— Roi Cernunnos, affirmai-je d’une voix plus affirmée.
Les corbeaux qui l’avaient entouré disparurent tous par la fenêtre, comme un mauvais songe, projetant une ombre funeste sur leur passage en s’éloignant.
La créature que j’avais appelée par trois fois s’approcha de moi jusqu’à ce que je puisse distinguer ses traits presque humains. Son apparence d’une créature sylvestre dotée de cornes de cerf, d’une peau sombre semblable à de l’écorce gorgée d’humidité se mua sous l’effet de la lumière de l’astre d’argent pour laisser place à un homme aux cheveux blonds incroyablement longs, aux yeux d’un vert presque électrique, à une peau diaphane qui semblait renvoyer la lumière comme la soie le fait.
Le roi des fées gardait une hauteur inhumaine, bien qu’en s’approchant il parût diminuer en taille. Son charisme impressionnant s’attarda comme un songe, évoquant le souvenir de ce qu’il était réellement : une créature impossible, symbole même de la royauté. Je me rappelais des anciens contes, où l’apparition d’un cerf montrait au roi la volonté divine. Il s’était doté d’une tenue passée de mode de quelques décennies qui aurait été parfaite à la Cour de mon père. Je me fis la réflexion qu’il devait nous imiter, suivre nos habitudes vestimentaires comme nos titres et notre politique.
— Roi Louis, XIV si je ne me trompe, répondit la créature avec une voix chantante qui avait la capacité d’envoûter.
Bien que d’innombrables questions me brûlaient les lèvres, je les gardais closes. Mon parrain m’avait appris qu’il était plus sage d’écouter les autres parler avant de le faire soi-même, que cela me donnerait l’image de la sagesse et le temps de digérer les informations.
— Vous ne vous trompez pas, et si j’ai deviné juste, vous êtes le souverain des fées, celui qui a passé des accords avec mes ancêtres, les rois de France.
— C’est moi-même, répondit-il d’une voix douçâtre.
— Nous nous sommes déjà vus ?
Le souvenir de sa présence en mes songes me revenait, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il eût été réellement présent au Sanctuaire. Cet instant même, cette discussion pouvait être elle aussi un songe pour ce que j’en savais.
— Je ne quitte jamais tout à fait votre Cour, depuis l’accord passé avec votre grand-père.
Les termes exacts du traité me revenaient, termes dont je n’étais certain que mon père les ait honorés et que j’avais ignorés jusqu’à présent. Je me posais la question, naturellement, si cela l’avait vexé, et le voyant devant moi paraître ainsi, je me demandais si lui aussi n’avait pas besoin de ces traités. Autrement, pourquoi aurait-il provoqué cette rencontre ?
— Pardonnez mon ignorance, mais pourquoi souhaitez-vous rester à la Cour ?
La créature pencha sa tête sur le côté, cela lui donna l’air plus charmant encore, ainsi qu’une impression de familiarité et d’intimité entre nous comme si nous étions des confidents.
— N’est-ce pas l’endroit où siège le pouvoir ? Si je ne m’y trouvais, vous auriez tôt fait de m’oublier, moi et les miens.
— Vous ne voulez qu’on vous oublie… murmurai-je. Que souhaitez-vous d’autre ?
Un sourire amusé ourla les lèvres de la créature, ses yeux parurent rire, ce qui leur donna un éclat surnaturel, les couleurs de ses iris semblaient danser.
— Sommes-nous déjà en train de négocier ?
— N’est-ce pas ce que vous souhaitez ? La raison de votre présence ?
En secouant sa tête, ses longs cheveux blonds suivirent le mouvement. Ils me firent l’effet d’une rivière d’or mouvante. C’en était des plus troublant.
— Vos songes m’ont appelé, n’en soyez surpris, je crois que vous aviez toutes les raisons de le faire. Je vous ai observé, vous avez des tracasseries avec Vodiano. Ce qui ne me surprend guère, il a le plus mauvais des caractères. Nombre de mes sujets ne le supportent plus, y compris la Reine.
Vodiano disait-il ? Le seigneur des marais, sans nul doute. C’était étrange d’apprendre que le Roi des fées me surveillait, il m’était impossible de savoir si cela était une bonne ou mauvaise chose, que ce soit pour les négociations ou pour mes affaires avec ce Vodiano. Lui connaissait tout de moi, à l’inverse, j’étais dans la plus complète ignorance à son sujet, obligé de faire appel à des rebouteuses pour obtenir de maigres renseignements. N’aurait-il pas pu paraître plus tôt ? Je sais que je ne l’aurais cru, évidemment, mais le voir de mes propres yeux aurait effacé tout déni.
— Vous dites m’avoir observé, avoir toujours été là, pourquoi ne vous manifester qu’à présent ?
Le roi des fées plongea son regard aux couleurs chatoyantes dans les miens, un tel regard était en mesure de vous emporter dans le monde des songes et de la féerie, je n’en avais aucun doute. Je cherchais par la suite à briser l’enchantement en fuyant ces yeux dont la magie paraissait aussi vibrante qu’implacable.
— Il est regrettable de vous avoir laissé tâtonner dans le noir, mais je ne pouvais faire autrement, il fallait que vous le compreniez par vous-mêmes, que vous m’appeliez. Il est des accords complexes tissés entre nos races qui n’ont jamais été rédigés sur des parchemins et dont vous ne trouverez aucune trace. Ces accords sont si anciens. Votre race les a conclus durant les premières guerres. Vous n’écriviez alors, mais dressiez des monolithes vers le ciel. Vous nous adoriez, nous considériez comme des dieux, mais ne vouliez partager ces terres avec nous. Ma race est un peuple de magie et non de force, vos armes et votre volonté guerrière nous ont vaincus et mon peuple s’est alors réfugié dans la féerie, dans le monde des songes.
Aussi fantasques que ses paroles pouvaient paraître, je savais qu’il me disait la vérité. Je l’avais déjà lu en partie dans les traités. Et je me demandais combien de fois avait-il dû répéter la même histoire. C’est sur cette réflexion que je décidai d’écrire ces mémoires, même si ce n’est que des années plus tard que je coucherai sur le papier cette incroyable aventure.
Même si une foule de questions tournoyaient en mon esprit, je devais songer à mon frère qui risquait sa vie en cet instant, à cet ennemi que je ne pouvais vaincre seul.
— Vodiano n’est pas en féerie, il sème la terreur et répand la maladie en mon royaume, je ne saurais tolérer pareille chose.
Cernunnos hocha doucement la tête.
— Je le comprends parfaitement, sachez que je ne tolère pas plus son comportement que vous. Il se fiche des anciens accords, refuse de demeurer caché, il est persuadé que l’humanité nous tuera si nous restons dans la féerie et qu’il nous faut paraître et réclamer notre prétendu dû. Je crois qu’il voudrait faire la guerre aux hommes.
— Il vous défie, il a désobéi à vos ordres et montré le plus grand irrespect à votre autorité, énonçai-je pensif.
Ses lèvres se pincèrent, ses yeux durcirent. Je sentis la lutte intérieure. Percé à jour, il ne souhaitait me dévoiler ses faiblesses. Je n’eus cependant l’égard de détourner le regard, lui m’avait bien observé en silence pendant ces longues années.
— Nous avons un ennemi commun, pourquoi ne pas le combattre ensemble ? proposai-je.
Je voulais un accord avec le Roi Cernunnos, mieux encore, je voulais qu’il soit mon allié. Devinait-il mes pensées, savait-il que je finirais par lui demander de combattre à mes côtés les Hollandais et tous leurs alliés européens ? Que je lui proposerai un traité qui ne se contenterait d’inclure les batailles contre nos ennemis, extérieurs comme intérieurs, mais que je souhaitais également qu’il participe, lui et son peuple, au rayonnement de la France ? Car il me semblait bien que son peuple la capacité d’inspirer les plus belles créations.