CHAPITRE 50
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CHAPITRE 50
Le dîner royal – Où il est question de chasse – L’inquiétude d’un frère.
Au dîner, j’eus la chance d’avoir mon frère à mes côtés. J’en fus si heureux que je lui souris en le regardant :
— Tu m’as l’air en pleine forme, mon frère.
Philippe me rendit mon sourire, mais le sien semblait faux, empreint d’une certaine langueur, presque d’une douleur.
— Moins que toi, mon royal frère.
Cette formule d’humour qui lui était propre me paraissait teintée de jalousie, sans doute l’avait-il toujours été. J’aurais voulu lui arracher cette jalousie et la jeter au feu. Son épouse et la mienne s’échangeaient des regards plus plaisants et courtois.
— Aurons-nous la chance de chasser cet après-midi ? demanda Liselotte qui devait sentir l’atmosphère s’alourdir.
— Non, à dire vrai je songeais à en organiser une demain. Je vous en prie, joignez-vous à nous.
— J’en serais honoré. Et vous, mon époux, vous joindrez-vous à nous ?
Philippe marmonna un oui en réponse. Pendant tout le repas, il sembla maussade. Même les échanges de regard qu’il eut avec Athénaïs et le Chevalier de Lorraine ne parurent réchauffer ses pensées ou son humeur. Quand le repas fut terminé, je l’enjoignais à m’accompagner dans mes appartements. Les repas ayant lieu dans ceux de la Reine, comme il en était la coutume, les miens accueillaient les salons de divertissements.
Je l’entraînai avec moi dans le cabinet où se tenaient les conseils avec mes ministres. Philippe parcourut rapidement la pièce, changeant la disposition des meubles, à son habitude. Ces petits gestes touchants qu’il avait, cette attention du détail, ne masquait nullement son humeur maussade ni sa rancœur. Je le connaissais que trop bien.
— Philippe, j’ai rêvé de père la nuit dernière, lui déclarai-je d’emblée.
Il s’interrompit alors qu’il positionnait le fauteuil à bras où je m’asseyais durant les conseils, il le remettait toujours devant la fenêtre afin que la lumière matinale m’englobe et donne l’impression véritablement que je rayonnais tel le soleil. Figé, il me regardait, attendant la suite.
— Il m’a dit qu’il nous a protégés contre les fées.
Ses sourcils se froncèrent.
— Encore ces histoires à dormir debout ? Tu n’es pourtant pas friand de ces contes de fées qu’on raconte dans les salons. Pourquoi laisses-tu ces idioties t’accaparer ? Cela ne te ressemble pas.
Mon frère avait raison, mais il n’avait vu la créature que nous avions capturée, il ne faisait mes rêves, il ne pouvait comprendre tout cela. Après les aveux de Bontemps, comment pourrais-je garder secrète pareille révélation sur notre père ? Il me semblait qu’il était important qu’il sache lui aussi. Après tout, il était concerné, notre père nous aimait tous les deux, et je voulais le lui rappeler. Philippe l’avait moins connu que moi.
— Tu n’as pas vu ce que j’ai vu, Philippe. Nous avons capturé hier soir une créature. Si tu ne me crois pas, demande à Bontemps ! Sais-tu ce qu’il m’a révélé ? Père connaissait leur existence, il a même signé un traité avec elles. Dans mon rêve, il me disait qu’il avait fait cela pour nous protéger, que les fées nous voulaient. Tu ne te souviens pas ? Tu étais terrifié par elles quand tu étais petit, tu racontais qu’elles vivaient dans les jardins de Saint-Germain. Je ne te croyais pas, jusqu’à ce que je les vois.
J’ignorais quels souvenirs il avait conservés de ces années-là. Il me semblait que nous étions alors si complices. Rien ne pouvait nous séparer, nous étions capables de nous déchirer et l’instant d’après courir ensemble à travers les bois. C’était peut-être ainsi que nous avions provoqué les fées.
— T’en souviens-tu ? lui demandais-je à nouveau.
Pendant quelques instants, il ne dit mot, et puis ses lèvres se descellèrent.
— Louis, je n’étais qu’un enfant malade qui venait de perdre son père, je ne sais plus ce que j’ai vu ou dit, j'avais de la fièvre et toi aussi. Nous avions simplement rêvé, c’est tout. Je ne sais ce que tu as vu, mais je doute que Bontemps ait prêté la moindre foi à ces sornettes.
Rien de ce que je pus lui dire ne le convaincra. Par moments j’étais gagné par le sentiment que je n’arrivais plus à lui parler, que chacun de mes mots résonnait différemment en lui, qu’il ne comprenait ni mes dires ni mes actes. Un fossé s’était creusé entre nous et il me paraissait infranchissable.
Je fis venir Bontemps qui n’était jamais loin, il confirma mes propos à la stupeur de Philippe. Il fût aussi estomaqué que je le fus la veille, il était inimaginable de songer que le secret fut gardé si longtemps.
— Père nous aurait caché cela… murmura-t-il.
Je m’approchais de lui et posais ma main sur son épaule, c’était un geste d’affection.
— Nous étions bien trop jeunes pour que Père nous confie ces choses-là, et il est mort bien trop tôt. Je ne sais si Mère savait…
Lui qui était resté proche d’elle jusqu’au bout, pourrait peut-être me dire. Il savait que le cancer lui rongeait la poitrine bien avant que je ne l’apprenne. Mais il secoua la tête lentement, il y avait tant de douleur en lui. Personne ne ressentait autant la tristesse ou la colère que lui, chaque émotion semblait l’accaparer tout entier, le submerger et menacer de l’anéantir.
— Père souhaitait nous protéger, il me l’a dit, il nous aimait et il aurait fait n’importe quoi pour nous protéger.
Philippe releva des yeux pleins de colère.
— C’est en rêve qu’il t’a dit cela ? Louis, cesse de prendre tes songes pour des visions !
— Les rêves sont parfois des souvenirs qui nous reviennent, et celui-là en était un. LaPorte me l’a souvent répété, que notre père nous adorait. Toi particulièrement.
Il soupira en fuyant mon regard.
— Philippe, je t’en prie, essaie de ressentir un peu de joie. Tu as une femme pleine d’énergie, des enfants et un frère qui t’aime, un patrimoine à faire prospérer, un amant qui n’a jamais cessé de t’aimer, que te faut-il de plus ?
Je croyais connaître cependant la réponse. Tout aurait-il pu me dire, car il avait toujours eu la sensation de n’avoir rien. J’étais le Roi et il n’était que le second. Il fallait qu’il le soit, second en tout, car le Roi devait éblouir et être premier en tout. Pourtant, il y avait des domaines où il me surpassait : son goût et son raffinement en toute chose, sa capacité à dénicher des talents et d’arranger son palais, j’en étais fort jaloux, sans évoquer sa stratégie à la guerre. Il avait donné à la Cour son éclat, tout comme à la campagne d’Hollande. Mais, je ne lui disais jamais tout cela, et peut-être était-ce justement ce qu’il lui manquait, ma reconnaissance.
— Tu le sais déjà Louis, tu ne me laisses que tes miettes et espères que je m’en contente. Je le fais puisqu’il en va de mon devoir, mais ne me demande pas de te lécher la main en secouant la queue.
Je soupirais à mon tour.
— Je voudrais seulement te voir heureux, mon frère.
C’était vrai, je voulais vraiment son bonheur, pourtant il m’arrivait d’être cruel et ingrat avec lui. Je n’avais aucun désir de le punir, mais parfois, cela était nécessaire et il me fallait ensuite réparer son cœur blessé comme je le pouvais.
— Laisse-moi alors retourner faire la guerre, quand les eaux auront gelé.
Je ne pouvais lui faire une telle promesse, j’ignorais à quoi ressemblerait alors le front, mais je pouvais lui laisser l’espoir.
— J’essaierais de rendre cela possible.
— Jamais de réponses claires et définitives, n’est-ce pas mon frère ? me demanda-t-il d’un ton sarcastique.
— Ne peux-tu t’en contenter ? Je ne peux décider seul encore moins à cet instant alors que nous ignorons comment ni quand les combats reprendront.
Philippe se pinça les lèvres, retenant un rire jaune.
— Je t’en prie, ce n’est pas Louvois qui décide, c’est toi. Tu ne comptes pas négocier avec la Hollande, tu veux les écraser. Je te connais trop bien, tu repartiras en guerre, mais tu as peur que je te fasse de l’ombre.
Cette fois-ci, ce fut moi qui fus gagné par l’énervement, mon frère avait le don de me titiller exactement là où ça faisait mal, et il me connaissait bien après tout.
— Je ne veux pas que tu te fasses tuer.
— Menteur ! lâcha-t-il en regardant la porte. Puis-je partir maintenant ?
La colère ne disparaissait pas si aisément chez moi, pas en face de mon frère du moins. Je l’observais en serrant les poings et les dents, ravalant des paroles dont je sentais le fiel.
— Tu peux partir de cette pièce, mais pas de Versailles. J’ai besoin de toi à mes côtés Philippe.
Il esquissa une révérence et disparut sans demander son reste.
Je sais que c’était puéril d’exiger ainsi de lui qu’il demeure à la Cour quand il voulait tant rejoindre son cher Saint-Cloud, mais je ne pouvais le faire ? Je lui en voulais de toujours refuser les ponts que j’essayais de bâtir. Ne voyait-il pas mes efforts ? Peut-être resté-je aveugle à ses besoins, il était difficile de le retenir auprès de moi sans user de la force pour cela. J’aurais aimé qu’il en fût autrement entre nous.