Le Sonneur d'Irylia (partie 2)
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Le Sonneur d'Irylia (partie 2)
Irylia était en ébullition en cette fin de cycle. Les habitants se pressaient au pied de la haute tour Azurine. Les festivités qui avaient eu lieu sur la place des étoiles étaient terminées, il ne restait rien du copieux banquet, si ce n’étaient quelques miettes disputées par chats et chiens errants. La foule, silencieuse, avait les yeux rivés vers le sommet de l’édifice. Toutes et tous attendaient de savoir si le Sonneur les condamnerait à l’obscurité. Des centaines de mètres plus haut, Tobin, marteau à la main, fixait les dames d’airain tout en se répétant l’ordre dans lequel il devait les marteler. Le monde d’Oryn était sur le point de basculer…
***
Ces trois derniers jours avaient été éprouvants pour le jeune garçon. La théorie du silence, idée selon laquelle l’absence de chant des dames permettrait de prolonger le cycle du cerf herbacé, avait franchi les murs de la cité d’Irylia. L’on venait des quatre coins d’Oryn pour supplier le Sonneur de ranger le marteau. Mais cette hypothèse, séduisante pour certains, ne l’était guère pour d’autres. D’aucuns craignaient la colère des animaux protecteurs. Les plus dévotieux, quant à eux, tenaient à ce que l’on respecte scrupuleusement les traditions ancestrales. Les tensions étaient de plus en plus palpables entre les hétérodoxes et les conformistes. D’après les Guetteurs, de violents affrontements ébranlaient les cités qui avaient eu vent de la théorie du silence.
Face à cette sursollicitation, Tobin n’avait eu d’autre choix que de rester cloîtré dans sa chambre. Il ne l’avait quittée qu’à la nuit tombée, afin de se rendre à l’Anse des Nautiles, espérant apercevoir le pavillon de l’Odolyn. Malheureusement, Irylia était sans nouvelles du capitaine Oweyn depuis un demi-cycle. Certains marins, de passage à la taverne d’Elsie, racontaient à voix basse que le père de Tobin, fou de chagrin, avait précipité son navire par-delà les Falaises du Crépuscule et qu’il aurait sombré, avec son équipage, dans la fosse abyssale du bout du monde. Il était même quelques poètes pour chanter la fin tragique de l’Odolyn : dévoré par un monstre marin, devenu vaisseau fantôme sillonnant l’océan, étanchant sa soif de vengeance en se repaissant d’âmes innocentes.
« Il n’existe aucune âme innocente dans ce monde ! avait hurlé Tobin avant de jeter à bas la mandore du barde »
Au matin du deuxième jour, c’est auprès d’Elsie qu’il chercha conseil :
« Que dois-je faire, ma tante ? Dois-je respecter la tradition et nous condamner à l’obscurité ou faire ce que tant d’Iryliens attendent de moi et affronter les Dieux ?
— Ah, gamin ! Si seulement j’savais quoi t’répondre. Sûr que la grande nuit ne m’rend pas jouasse, mais de là à titiller les Protecteurs… Tu sais, Tobin, j’me souviens qu’un jour, une situation similaire s’était présentée à ta mère. J’vais pas t’engourdir avec les détails mais, pour faire court, elle devait choisir entre le bien commun et la satisfaction personnelle. Un sacré choix moral, du genre à t’réveiller la nuit et t’foutre un sacré boxon dans l’bulbe. Mais ma sœur ne mit guère longtemps à prendre sa décision. Pour elle, le bonheur du plus grand nombre primait toujours sur celui de quelques-uns. Elle était comme ça, Odolina. Elle sacrifia ses propres désirs sans ressentir le moindre regret. Crois-le ou pas, de ce choix découla sa rencontre avec ton père, et de ce fait, ta naissance. Comme quoi, faire preuve d’altruisme peut parfois se révéler payant !
— Vu le résultat, je ne suis pas certain qu’elle ait pris la bonne décision. Aujourd’hui, elle n’est plus, son mari a disparu en mer et son unique enfant se retrouve seul face au dilemme le plus cornélien qui soit.
— Tu feras le bon choix, j’en suis sûr. C’est son sang qui coule dans tes veines. Tu lui ressembles beaucoup, tu sais.
— Mais je ne suis pas elle, objecta Tobin. Et je suis loin d’être aussi sage.
— Parfois, on cherche en dehors la réponse qu’on a en d’dans ! Tu l’as p’t’être déjà au cœur, que t’en sais rien ! J’ai entendu dire que les rêves étaient bons conseillers. Que racontent tes songeries ? »
Les nuits de Tobin étaient plus qu’agitées. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il se voyait marteau en main, face aux dames d’airain, jouant la mélodie de passation. Alors le cerf disparaissait, avec le soleil, et l’énorme oiseau noir déployait ses ailes funèbres depuis la voute céleste et assombrissait Irylia, les vallées émeraude, l’anse des Nautiles… Mais à peine avait-il éteint le ciel, que des créatures monstrueuses s’extirpaient des entrailles d’Oryn : spectres, parias, chiens de l’enfer, dévoreurs d’âmes et autres abominations anthropophages. Des flammes dévorantes, des corps ensanglantés, le chaos et la destruction, voilà ce que les rêves de Tobin racontaient. Sans compter les morts violentes et traumatisantes d’Elsie et d’Oweyn auxquelles il assistait, impuissant, chaque nuit. Si les songes étaient bons conseillers, comme semblait le croire la tante du jeune homme, ils étaient clairement du côté de l’abstention. Ne pas user du marteau, ne jouer que le silence et laisser l’obscurité prisonnière de ses propres entraves.
« Tu vois, gamin, j’crois bien qu’tu connais déjà la réponse à ta question ! » conclut Elsie avant de retourner au comptoir du Ruisseau Écumeux.
Mais les choses n’étaient pas si évidentes pour le jeune homme. La vengeance au cœur et la perspective d’un cataclysme le poussaient à exécuter la tâche qui lui était confiée. De plus, Cysim, le maître des cloches, avait été très clair à ce sujet :
« Aucun Sonneur n’a provoqué les dieux protecteurs jusqu’ici, car le risque de subir leur colère est suffisamment dissuasif. Et puis, une fois le cycle passé, le corbeau devra, à son tour, laisser sa place. Et les choses redeviendront plus ou moins comme avant. »
« Plus ou moins comme avant, songeait Tobin assis devant sa fenêtre, à l’étage de la taverne. Plus rien ne sera comme avant… »
***
Alors que les Iryliens festoyaient sans entrain sur la place des étoiles, quelques heures avant la cérémonie du chant des dames, Tobin, lui, se recueillait au temple de Voh. C’est ici que se trouvait le cœur de sa mère.
Il est d’usage, lors du départ d’un Irylien, de retirer l’organe du défunt avant de confier le corps aux flammes afin d’élever l’âme jusqu’aux royaumes des cieux. Ainsi, l’amour demeure parmi les siens tandis que l’esprit rejoint les anciens dans l’un des sept royaumes. N’ayant pu trouver conseil auprès de son père et de sa tante, le jeune homme se tourna vers l’être le plus éclairé qu’il connaissait. Malheureusement, le cœur, bien qu’écrin de sagesse, ne peut révéler quoi que ce soit lorsqu’il cesse de battre. Le silence du temple était pesant, presque assourdissant. Tobin prononça quelques mots maladroits. Il ignorait comment faire, comment s’exprimer face au néant que laissait la mort derrière elle. À cet instant, plus que jamais, le garçon fustigea celles et ceux qui conversaient sans mal avec les disparus. Que pouvaient-ils bien leur dire ? Des banalités, assurément. Les choses sérieuses n’ont pas leur place en ces murs. L’endroit n'est pas lieu de débats, d’échanges philosophiques, car l’on y trouve nulle réponse.
« Bonjour, jeune seigneur »
Tobin n’eut pas besoin de se retourner pour connaître l’identité du briseur de silence. Il avait reconnu la voix chevrotante de l’homme aux dents bleues.
« Nous avions un accord, il me semble ! lança le garçon, vous deviez quitter la ville après avoir semé le trouble. Il ne faut pas que l’on nous voie ensemble !
— Ne vous inquiétez pas, jeune Sonneur, je suis aussi silencieux qu’un serpent.
— Et pourtant, je vous ai entendu venir avant même que vous ouvriez la bouche. Que faites-vous ici ?
— Je m’assure que vous remplissiez votre part du marché, grinça le vieillard. Mon maître s’interroge sur vos motivations.
— Mes motivations ne regardent que moi, ce qui doit être fait le sera, répliqua Tobin en se retournant brusquement. Dites à votre maître de respecter sa parole et j’en ferai autant.
— Le parchemin et le coffre seront au sommet de la tour, comme convenu. Adieu, jeune seigneur. »
Tobin regarda l’étranger quitter le temple. Le vieil homme encapuchonné glissa telle une ombre et disparut sans un bruit. « Aussi silencieux qu’un serpent… » songea Tobin avant de se tourner vers l’urne contenant le cœur d’Odolina :
« Pardonne-moi, maman, mais il le faut. C’est le seul moyen. Bientôt, nous serons de nouveau réunis… »
***
Le moment était venu. Tobin s’approcha des trois cloches, leva son marteau et martela celle de droite. Ainsi résonna la première note du chant des dames, sous les récriminations et sifflements des Iryliens, effrayés à l’idée de ne plus voir le soleil se lever. Le sonneur avait donc choisi d’ignorer la théorie du silence. L’espoir de voir le cerf herbacé protéger Oryn, un cycle de plus, venait de s’envoler.
Une deuxième note retentit, toujours accompagnée de clameurs. La peur se dessinait sur les visages. Certains quittèrent la place sans attendre la fin du chant. D’autres, partisans des coutumes ancestrales, tentaient de les retenir. Des bousculades et des insultes émergeaient d’un peu partout, sous le regard inquiet du gardien des souvenirs, Yldegroln, et de Cysim, le maître des cloches.
Tobin infligea son troisième coup de marteau aux dames d’airain.
Afin de faciliter l’apprentissage de la partition pour les Sonneurs désignés par les flammes éternelles, les cloches avaient été baptisées : Soléa, Laureline et Rena. Ces noms n’avaient pas été donnés au hasard : ils s’inspiraient d’un conte bien connu des habitants d’Irylia « Les pythies d’Elnaryl et l’orbe des Dieux ». La mélodie était composée de quinze coups, et elle se jouait ainsi : marteler Laureline puis Rena, Laureline à nouveau et Soléa. Recommencer, puis frapper Soléa, Laureline, Rena, Soléa, Laureline deux fois et terminer par Rena.
Tobin frappa Soléa, tandis qu’un mouvement de panique se propageait sur la place de l’étoile. Le chant des dames était en train d’être joué et le corbeau nuit n’allait pas tarder à remplacer le cerf herbacé. Certains Iryliens se précipitèrent chez eux afin de se barricader, piétinant au passage quelques pauvres bougres déséquilibrés par la cohue.
Tobin joua son cinquième coup.
Les gardes de la cité tentaient en vain de maîtriser le tumulte. Cibles de jets de pierres pour quelques habitants en colère, Yldegroln et Cysim se réfugièrent dans les quartiers de ce dernier, au troisième étage de la haute tour Azurine.
Le Sonneur martela Soléa pour la deuxième fois.
Elsie, la tante de Tobin, avait regagné sa taverne et préparait déjà ses affaires et celles de son neveu en vue d’un départ imminent. Les créatures d’Outre-Monde étant attirées par la richesse et l’opulence des grandes villes, il devenait urgent de quitter Irylia coûte que coûte, qu’importe la destination.
Au sommet de la tour, le chant des dames touchait à sa fin. Soléa. Alors qu’il frappait les imposantes cloches de toutes ses forces, Tobin songeait à sa mère et son père. À cette vie gâchée par la violence des hommes. À sa famille détruite dans l’indifférence générale. Laureline.
Au pied du mégalithe du Serpent Azuréen, le vieil homme aux dents bleues observait le chaos. Rena. Il repensait à ce jeune garçon désemparé qui se tenait là, au beau milieu de la nuit, implorant le dieu Serpent de lui venir en aide après que son nom fut gravé sur le manche d’un marteau sacré. Soléa. Il se souvenait de la colère et du chagrin qui lui brûlaient les yeux, du désir de vengeance qui l’animait. Laureline. C’est à cet instant qu’il avait été envoyé par son maître afin de répondre aux suppliques de Tobin le Sonneur d’Irylia.
Le garçon laissa vibrer Laureline quelques instants avant de jouer l’ultime note. C’est alors qu’un lourd et long silence tomba sur la cité. Les émeutes cessèrent, les réfugiés quittèrent leurs abris de fortune. Toutes et tous avaient, à présent, les yeux rivés sur le Sonneur. Pourquoi ne jouait-il pas la dernière note ? Pourquoi ne frappait-il pas Rena ?
Soudain, dans un cri de rage, Tobin martela la cloche. Mais à la stupeur générale, alors que le chant venait d’être intégralement joué, le jeune Sonneur frappa de nouveau Rena, puis Laureline, deux fois, et Soléa, Rena, Laureline, Soléa… Le chant des dames d’airain dans son entièreté, mais en partant de la fin.
Après avoir sonné Laureline, la première note devenue dernière dans l’étrange partition du jeune homme, Tobin laissa tomber son marteau. Ce dernier se brisa au contact du sol, sous les yeux du dernier Sonneur d’Irylia.
« Plus rien ne sera comme avant… »