Des noisettes plein la tête
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Des noisettes plein la tête
Phil l’écureuil adore les noisettes. Il en mangerait jour et nuit s’il le pouvait. Ce matin, comme tous les matins depuis son emménagement, Phil se réveille juste avant le soleil pour ne rien manquer du spectacle. Il enfile ses chaussons en forme de glands, passe sa robe de chambre imprimée de feuilles de chêne, se rafraîchit le visage dans la coquille de noix lui servant de lavabo, et prend place sur son magnifique rocking-chair face à l’Est pour regarder les rayons du soleil percer à travers les branches. Depuis son salon tout rond, il a vue sur la forêt et contemple l’œuvre des saisons. Au printemps apparaissent les bourgeons et les fleurs, les oiseaux chantent le temps des amours et la brise, légère, est comme une douce caresse. En été, il fait si chaud qu’il fait bon vivre à l’ombre des arbres feuillus, tandis que mûrissent les fruits aux sons des cigales et des grillons. En automne, il pleut, des gouttes d’eau fraîches et cristallines arrosent les champignons émergeant du tapis de feuilles brunes que les arbres ont déposées sur le sol. En hiver, c’est le froid, la brume et la grisaille mais également la neige qui recouvre le monde de son blanc manteau, offrant au paysage, l’espace d’un instant, la pureté magnifique d’un sol vierge de toutes empreintes. Phil l’écureuil préfère l’automne. Parce qu’il aime les teintes rousses des feuilles recouvrant les sentiers mais surtout parce que c’est la saison des noisettes ! Et Phil l’écureuil adore les noisettes !
Après avoir dévoré son petit déjeuner essentiellement composé de son fruit préféré, il enfila son sac à dos et quitta sa maison pour faire le plein de son péché mignon en vue de l’hiver approchant. Car oui, ça y est, l’automne est bien là. Phil saute de branches en branches au milieu des feuilles jaunes, brunes, rousses, oranges n’étant pas encore tombées et il croisa même quelques vertes résistant à la mode, comme de petites marginales refusant le carcan du diktat des saisons. Non loin se trouvait « Nuts-market », un gigantesque pôle commercial où venait d’ouvrir un Hazel-store, spécialisé dans la vente de noisettes et de produits dérivés. L’on y trouvait des noisettes évidemment mais aussi des vêtements, des chaussures, des accessoires, des tableaux et autres bibelots décoratifs, un espace multimédia, un centre culturel, et un rayon bricolage. Phil venait de découvrir le paradis. Tout, absolument tout, lui faisait envie. Il fit tout d’abord le plein de provisions pour tenir tout l’hiver, puis se laissa emporter par le tourbillon de la consommation : des chaussons-noisettes, une robe de chambre imprimée de noisettes, un lavabo double coques de noisettes, un rocking-chair en noisetier avec un porte noisettes intégré, un gigantesque écran plat Hazel, un smartphone nouvelle génération Hazel, un Nutsbook avec clavier et souris en forme de noisettes, un abonnement à Nutty-web et nutkin magazine, des tableaux représentant des noisettes de manières abstraites, cubiques, réalistes, en pop art et chromatiques,… du parfum « noisette obsession », et tout un tas d’objets décoratifs comme des boules à neige noisettes, des lampes noisettes de chevet, des noisettes en résine, une horloge en forme de noisette avec une noisette au bout d’un balancier imitant une branche de noisetier… et aussi incroyable que cela puisse paraître, non seulement le magasin s’occupe de la livraison mais en plus il accepte le paiement en plusieurs fois ! Phil qui se demandait bien comment payer la note très élevée de sa fièvre acheteuse fut soulagé d’apprendre qu’il aura tout le temps de s’en acquitter en choisissant lui-même la durée et le montant du remboursement. « Quelle journée merveilleuse ! » se dit l’écureuil en rentrant à pas pressé vers son nouveau chez lui. Nouveau car pendant qu’il remplissait quelques formalités et signait quelques contrats, les livreurs avaient réaménagé tout son intérieur en y installant tout ce que Phil venait de s’offrir. Hazel s’occupe de tout.
L’hiver ne lui parut jamais aussi agréable. Bien au chaud dans son nouveau peignoir et ses nouveaux chaussons, bien assis dans son rocking-chair flambant neuf tourné vers sa télévision Hazel haute définition, grignotant, que dis-je, savourant la quantité faramineuse de noisettes qu’il s’était achetée, Phil l’écureuil vivait comme un roi. Le roi d’un monde dont les quatre horizons lui rappelaient à quel point il adorait les noisettes. Un jour, alors qu’il conversait avec des « amis » rencontrés récemment dans un groupe réservé aux passionnés de la noisette sur le réseau social twitnuts, un rayon de soleil traversant sa fenêtre se posa délicatement sur l’écran de son Nutsbook. Le printemps venait d’arriver. Phil l’écureuil s’approcha de l’embrasure et tira le rideau imprimé de noisettes, empêchant ainsi ce maudit soleil de se refléter dans l’écran de l’ordinateur. « La visibilité n’en sera que meilleure ! » se félicita l’écureuil.
Quelques mois passèrent et, alors qu’il enchaînait les épisodes d’une série sur nutflix tout en s’empiffrant de noisettes croustillantes, Phil fut dérangé par ses amis, sa famille ou ses voisins qui se présentaient à tour de rôle, jour après jour, pour lui proposer d’aller piquer une tête dans l’étang, manger une glace italienne, à la noisette assurément, ou prendre simplement un bain de soleil sous la chaleur estivale. Mais Phil l’écureuil n’était pas né de la dernière pluie et savait que tous ces vautours jaloux et envieux lorgnaient sur ses merveilleux trésors. « Qu’ils aillent s’en acheter ! » grommela l’écureuil en fermant à clé sa toute nouvelle porte commandée sur Amhazel. Le calme et la quiétude d’un chez soi sécurisé à l’abri des regards. Un sentiment de solitude ? Aucun, ses « amis » de twitnuts lui tenaient compagnie.
L’été disparut sous les nuages de pluies, les arbres changèrent de couleurs et leurs feuilles recouvraient à nouveau les sentiers forestiers. La saison des noisettes était arrivée. Mais Phil n’ouvrit pas sa porte, il n’enfila pas son sac à dos en forme de noisette et ne posa pas une patte sur la moindre branche. À quoi bon se précipiter au dehors pour faire le plein de noisettes alors qu’il suffit de se les faire livrer par téléphone ! Non seulement c’est plus rapide, et en plus les stocks sont inépuisables et ce, qu’importe les saisons ! Un coup de fil et Hazel s’occupe de tout.
Les gouttes devinrent flocons, s’en suivirent les bourgeons, puis le chant des grillons que les gouttes, de nouveau, éclaboussèrent. Phil, manette en mains, devant sa télévision, ne vit point qu’au dehors, passaient les saisons. Il manqua les bourgeons et les fleurs, les oiseaux chantant le temps des amours et la douce caresse de la brise légère. Il passa à côté de la chaleur à l’ombre des arbres feuillus, et les fruits murissants aux sons des cigales et des grillons. Il ne vit pas non plus les gouttes d’eau fraîches et cristallines arroser les champignons émergeant du tapis de feuilles brunes que les arbres déposaient sur le sol. Pas plus que la brume, la grisaille, et le manteau de neige recouvrant le monde de sa pureté magnifique.
Il vécut ainsi, dans la pénombre de sa haute tour dont les fenêtres occultées filtraient les rayons du soleil, fermant ainsi sa porte sur les bonheurs simples du monde réel : Piquer une tête dans l’étang, manger une glace à l’italienne, prendre un bain de soleil…
Et puis un matin, alors que le grand sommeil allait l’emporter, Phil l’écureuil, sur son rocking-chair en noisetier, contempla son royaume. Il était roi, le roi d’un monde dont les quatre horizons ne cessaient de lui rappeler à quel point il aimait les noisettes. Mais bizarrement, il n’était pas heureux. Il ouvrit sa porte, tourna son siège vers l’Est et regarda le soleil se lever. Un rayon lui réchauffa le visage, il sourit. « Le bonheur n’a pas de prix » murmura-t-il convaincu, avant de fermer les yeux. Il mourut seul, sans amis ni famille, sans amours ni enfants, dans un luxe qu’il n’avait pas encore totalement remboursé. Qu’adviendra-t-il de ses trésors ? Pas d’inquiétude, Hazel s’occupe de tout.
Sur l’écran de son Nutsbook, les membres de « noisettes passion » envoyèrent des pouces bleus. Hazel venait de publier un événement, un nouveau Store venait d’ouvrir ses portes au bord de la mer…
Franck Labat il y a 6 jours
Et merde... j'adore les noisettes...