Mélusine préfère désormais le calme et son relatif ennui à la tempête et à ses tourments. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle elle ne quitterait Lucilinburhuc pour rien au monde.

La Petite Forteresse, c'est aussi le Bockfiels, et le Bockfiels, c'est sa grotte, c'est son refuge. C'est là qu'elle peut renouveler le sortilège qui lui donne forme humaine et cache ses origines et sa vraie nature. C'est de là aussi qu'elle pourrait s'enfuir par l'Alzette si un jour elle devait être vraiment en danger. Tout cela, nul autre endroit ne peut le lui offrir. C'est aussi pour cela que même si leur relation n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut, Mélusine n'a aucune envie de remplacer Siegfried ni de se consoler de sa solitude intime avec un quelconque amant, et encore moins de le quitter et de déménager ses pénates ailleurs, où que ce soit.

Et puis, au-delà de tout ça, il y a les enfants. Ce qu'elle considère souvent comme le seul bon résultat du destin dans lequel elle s'est engagée, peut-être à la légère. Après tout, combien de couples parentaux ne restent ensemble que pour leurs enfants ? Les enfants doivent-ils vraiment souffrir d'un éclatement de leur foyer juste parce que leurs parents, sans être carrément en mésentente, ne sont quand même plus aussi proches qu'avant, quelle qu'en soit la raison ? Ce qui leur arrive très exactement à Siegfried et à elle.

Pourtant, ce ne sont pas les opportunités de regarder ailleurs qui lui manquent. Car si autrefois leur couple était dans la région et dans leur milieu une quasi-légende pour leurs sentiments réciproques qui rayonnaient malgré eux et malgré toutes les règles de discrétion en cours, force est de reconnaître qu'aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Le déclin physique de Siegfried ne passe inaperçu pour personne, et tout le monde remarque aussi que la flamme entre eux, si elle n'est pas éteinte, doit être mourante au mieux. Même si Mélusine prend de l'âge elle aussi, elle reste nettement mieux conservée et fait encore toujours l'envie de plus d'une comtesse vieillissante bien obligée d'admettre que son temps est passé et que c'est désormais la saison de ses enfants. Plus d'un comte rival de la région, tout aussi vieillissant mais encore gaillard, qui autrefois se faisait remettre à sa place s'il laissait traîner un regard un peu trop insistant sur les longues tresses et sur les courbes sveltes de la comtesse de Lucilinburhuc, commence à se dire qu'à présent que les années ont passé, Siegfried ne doit plus être capable de la rendre heureuse et que c'est peut-être elle maintenant qui pourrait lui donner sa chance.

Mélusine les repère, ceux-là. Elle les a en horreur avec leurs têtes de vieux porcs, et lors des inévitables réunions de leur milieu, elle fait le maximum pour se tenir loin d'eux, ou pour chercher refuge auprès de leurs épouses et de leurs enfants. Pas que cette compagnie-là lui soit beaucoup plus agréable, c'est loin d'être le cas : elle est devenue avec le temps une assez bonne actrice de la comédie sociale et de ses faux-semblants, elle a appris à jouer le jeu, mais elle apprécie toujours aussi peu les conversations futiles et inutiles de tout ce poulailler de luxe, et elle craint toujours autant les questions indiscrètes tout comme les confidences intempestives qui pourraient lui échapper au détour d'une phrase de convenance. Mais au moins, en son sein, elle est à l'abri. Et cela, ça n'a pas de prix.

Oui, bien sûr, autrefois, Siegfried suffisait à la tâche. Mais maintenant, son aura n'est plus la même. Et elle n'a pas envie non plus de le voir se livrer à ce qu'elle ne considèrerait plus aujourd'hui que comme une mascarade d'honneurs masculins bafoués. Avant, oui, elle le croyait prêt à se battre pour son honneur à elle. Avant. Il y a longtemps. Il y a des siècles. Avant l'affront. Avant le déshonneur. Avant cette chose horrible qui a tout sali entre eux, et pour longtemps. Pour longtemps ? Pour toujours, oui ! Et encore plus avec ses soi-disant vœux à la noix qui, de l'avis de tous, ne font pas de lui quelqu'un de meilleur. Alors, non, plus maintenant. Elle ne donnera pas à Siegfried l'occasion de jouer la comédie de l'esprit chevaleresque et de se donner le beau rôle à bon compte.

Maintenant, elle se protège elle-même par ses propres moyens. Elle affûte ses propres armes. Dans la nature, après tout, elle n'avait besoin de personne. Pourquoi devrait-il en aller autrement parmi les humains ? Il s'agit juste d'une espèce différente. Ça fait maintenant plus de vingt ans qu'elle les fréquente. Elle commence tout doucement à les connaître et à comprendre par elle-même comment ils fonctionnent. Et il faut bien dire que tout compte fait, elle a probablement eu plus de chance de faire son chemin parmi les humains que parmi les poissons. C'est difficile parmi les poissons quand on n'a pas de branchies et qu'on respire de l'air...

D'ailleurs certains des enquiquineurs qu'elle doit fuir ont bien une tête de poisson. Perçoivent-ils ses origines ? Ont-ils une idée de qui elle est vraiment ? Si c'est le cas, avec ceux-là, elle doit faire attention. Encore plus qu'avec n'importe qui d'autre. Ceux-là peuvent se montrer vraiment vicieux quand ils n'obtiennent pas ce qu'ils veulent. Ce sont de vrais prédateurs. Et elle ne doit jamais oublier qu'elle se bat pour sa survie.

Musique : THROUGH THE STORMS WE STAND - Efisio Cross

Épisode 52 : Le feu sous la cendre

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