Mélusine et le Père Adalbéric s'entretiennent pendant des heures. Le récit de Mélusine est long, confus, répétitif, plein d'allers-retours. Il voyage dans le temps au gré des nouveaux éléments qu'elle jette sur la table en vrac et dans le désordre. Il reste lacunaire aussi, parce qu'il y a des choses qu'elle ne peut pas se permettre de dire et que les questions inquisitrices du Père Adalbéric la mettent en danger. Le Père Adalbéric doit plus d'une fois reprendre ce récit, le résumer, le remettre en perspective, en corriger la chronologie, reprendre le tout depuis un nouveau début, remettre le récit en ordre... et surtout tenter d'y comprendre quelque chose. Tenter de comprendre l'enchaînement et la logique des événements, comment les uns ont amené les autres. Mais plus il en entend, plus il en comprend, plus il en déchiffre, et plus il est horrifié.

Et il n'a aucun doute sur la sincérité de la comtesse Mélusine. Il la voit dans ses yeux, dans ses larmes parfois, il l'entend dans sa voix, il la comprend dans ses échos à ses propres interrogations au cours de toutes ces années. Il voit sa frayeur et son inquiétude qui ne font que grandir. Il s'en veut de l'avoir soupçonnée à un moment donné d'être à l'origine des excès de pénitence du comte Siegfried, d'avoir manqué à ses devoirs envers lui. Il sait maintenant à quel point elle a souffert. Qu'elle a même été la toute première à en souffrir. Il se demande même comment elle a pu garder toute cette douleur pour elle seule pendant aussi longtemps.

Et, surtout, il s'en veut d'avoir été aussi naïf et aussi aveugle. Il sait qu'elle dit vrai aussi par la façon dont tous les éléments qui lui paraissaient incohérents depuis autant d'années brusquement tombent ensemble, tout naturellement, avec évidence, sans aucun vide. Ce qui lui paraissait inexplicable lui semble maintenant évident. Il s'était bien aperçu, depuis un an, que le comte Siegfried commençait à perdre un peu la tête. Mais jamais, jamais, au grand jamais, il n'avait soupçonné quelque chose d'aussi grave que ce qu'il vient d'entendre aujourd'hui.

Parce que, pour lui, la cause est entendue. Ce n'est pas juste un problème de "Siggi le Fou". Ce n'est pas simplement de folie qu'il s'agit. C'est de quelque chose de beaucoup plus grave, qu'il n'arrive pas encore à appréhender totalement mais qui sans aucun doute implique une ou des entités surnaturelles et requiert par conséquent une aide d'ordre spirituel.

Mélusine, quant à elle, plus elle voit réagir le Père Adalbéric, plus elle s'inquiète. Elle voulait une aide, peut-être espérait-elle aussi qu'il allait la rassurer. Mais il ne la rassure pas, bien au contraire. Et est-il finalement en mesure de l'aider ?... En tout cas, tout ce qu'il lui dit et lui fait comprendre, c'est que la situation est encore pire que ce qu'elle pensait.

Et elle doit faire attention aux confidences qu'elle lui fait. Il ne doit pas apprendre qui elle est. Sinon il serait bien capable de lui mettre le tout sur le dos, alors qu'en réalité elle n'y est pour rien. Oui, elle est entrée dans la vie de Siegfried alors que d'après sa nature, elle n'aurait jamais rien dû avoir à y faire. Ni inversement d'ailleurs. Oui, elle a forcé la nature pour que ce soit possible, oui, elle a fait appel à des sortilèges pour qu'il ne s'aperçoive de rien, et oui, elle risque gros si elle est découverte. Mais elle n'a jamais demandé à Siegfried de lui construire un château, et encore moins, comme le suggère le Père Adalbéric, de conclure un contrat avec une entité qu'il appelle "le diable" pour le faire, en risquant une vie éternelle de souffrance et de malheur dans l'au-delà. Jamais de la vie elle ne l'aurait mis en danger de cette manière ! Au contraire, si elle avait su que c'était de ça qu'il s'agissait, elle aurait tout fait pour l'en dissuader.

Mais comment expliquer tout cela au Père Adalbéric - ou à quiconque d'ailleurs - sans révéler ce qu'elle est vraiment ?... N'a-t-elle pas le droit elle aussi, comme tout le monde, de se protéger pour survivre ? Toute créature, quelle que soit sa longévité, peut mourir avant son terme dans ce monde dangereux. Il n'y a pas que les humains. Pourquoi les humains ne voient-ils jamais qu'eux-mêmes, pas juste comme individus mais aussi comme espèce ? Pourquoi se voient-ils tellement supérieurs, isolés dans un monde rempli de dangers, qui ne cherche que leur destruction ? Mère Nature ne protège-t-elle pas tous ceux qui la laissent tranquille et qui peuvent se rendre utiles ?... Si les humains avaient plus de compassion, s'ils étaient moins féroces, elle pourrait leur dire qui elle est. Elle pourrait vraiment tout dire au Père Adalbéric. Et les choses seraient tellement plus simples...

Musique : Ludovico Einaudi - Walk

Épisode 76 : Stratégies

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