À l'évocation de son état, le regard de Mélusine se rétrécit.

- Il ne va pas bien ? Que voulez-vous dire ? Sa santé s'est-elle détériorée ?

Geerty se sent mal à l'aise. Elle se dit qu'elle aurait mieux fait de s'abstenir et que maintenant, elle s'est engagée un peu trop vite dans une initiative dont elle va maintenant avoir du mal à se dégager.

- Pour ce qui est de sa santé, ça pourrait aller mieux, mais... ça va.

- Il n'est pas en train d'agoniser ?

Geerty prend à peine note du ton ironique sur lequel Mélusine a posé la question.

- Non non, pas du tout, ce n'est pas ça. Il pourrait aller mieux, il est encore faible, mais... ça va.

- Alors ? Pourquoi me dites-vous qu'il ne va pas bien du tout ? Où est le problème ?

- C'est que... C'est moralement qu'il ne va pas bien. Du tout.

Mélusine a un bref rire sarcastique.

- C'est lui qui vous a demandé de me dire ça ?

Geerty se redresse et a un mouvement de recul.

- Non non, pas du tout.

Mélusine la regarde de haut.

- Alors en quoi cela vous regarde-t-il ?

- C'est juste que... ça se voit.

- Et alors ? Ce n'est pas votre affaire.

Geerty a un sourire embarrassé.

- Madame la Comtesse, je sais que je n'ai pas à m'occuper de vos affaires et encore moins de celles de Monsieur le Comte, et ce n'est pas à moi non plus de vous dire ce que vous devez faire ou ne pas faire, mais... ça fait de la peine à voir.

- Oui, peut-être. Et alors ?

L'ironie de Mélusine se teinte d'agressivité.

- Penseriez-vous tous par hasard que Monsieur le Comte a juste besoin, comment dire, d'être un peu détendu ? et que Madame la Comtesse a juste besoin de jouer son rôle d'épouse pour y parvenir ? Si c'est ce que vous croyez tous, vous faites erreur.

Geerty est quelque peu choquée du franc-parler inhabituel de Madame la Comtesse, mais elle évite de le montrer. Par contre, ce franc-parler pourrait lui rendre possible, en retour, de lui dire ce qu'elle voudrait bien lui dire.

- Madame la Comtesse, me permettez-vous de vous dire quelque chose ?

De nouveau, les yeux de Mélusine se rétrécissent.

- Tout dépend de ce que vous avez à dire.

Geerty sourit pour atténuer l'effet de son audace :

- Ça risque d'être un peu long, vous savez...

Mélusine marque une brève pause de réflexion.

- Dites toujours. Je vous interromprai en cours de route si je trouve votre discours inapproprié. Mais faites aussi court que possible. Nous n'avons pas la journée.

- Merci, Madame la Comtesse. Alors voilà... Vous savez comment Monsieur le Comte peut être avec nous. Personne parmi nous n'a vraiment de raison de le trouver sympathique ni de le plaindre. Jusqu'il n'y a pas si longtemps, vous étiez la seule qui arrivait plus ou moins à le gérer. Vous, et aussi un peu le Père Adalbéric, mais bon... lui, ce n'est quand même pas pareil, vous savez. Et ça... c'est vrai que ça a fait des jaloux. Et quand Monsieur le Comte a commencé à se montrer plus froid et plus difficile avec vous aussi, c'est vrai qu'au début, tous ceux qui étaient jaloux ont commencé par être bien contents. Il n'y avait plus de privilégiés, plus personne n'était au-dessus des autres, tout le monde était à égalité. Ça leur paraissait plus juste. Mais, vous savez, ça n'a pas duré longtemps. Parce qu'aussi, une fois que vous étiez revenue à égalité avec tout le monde, à partir de ce moment-là, nous étions tous sur le même bateau, si vous voyez ce que je veux dire...

- Oui, je crois que je vois assez bien de quoi vous voulez parler.

- À partir de ce moment-là, vous êtes devenue l'une d'entre nous. Et ça, ça nous a rendus tous solidaires de vous. Et quand Monsieur le Comte a pris... sa dernière décision... vous savez, le Jang, son valet de chambre, c'est mon mari, alors vous pensez bien qu'il m'en a parlé, de ce qui s'est passé... eh bien tout le monde en a été choqué. C'est scandaleux, ce qu'il a fait ce jour-là. C'est honteux. C'est sale. Et aussi, c'est injuste. Quand je pense que c'est encore moi qui ai dû vous dire de vous reposer parce que vous ne dormiez presque plus et qu'on voyait bien que si ça continuait comme ça, vous alliez vous évanouir et puis tomber malade à votre tour... En tout cas moi je sais que si jamais mon Jang me faisait la même chose que ce que Monsieur le Comte a fait avec vous ce jour-là, j'aurais réagi exactement comme vous. En fait, j'aurais fait pire que vous : moi, j'aurais tout de suite fait mes paquets et je serais retournée dans ma famille. Et comme ici on ne peut pas divorcer, je serais repartie encore ailleurs et je me serais quand même mise avec quelqu'un d'autre, et ça n'aurait pas été la peine de me faire revenir avec le Jang parce que moi, je n'aurais plus jamais voulu. Mariée pour la vie ou pas. Ou alors, il aurait fallu qu'il regrette ce qu'il m'aurait fait - mais qu'il le regrette vraiment, et qu'il me prouve d'abord qu'il aurait changé. Alors s'il y en a une ici parmi nous qui vous comprend, c'est bien moi. Sauf votre respect, vous avez eu raison de ne pas vous laisser faire. Et je ne suis pas la seule à le penser. En fait, tout le monde ici est d'accord avec moi.

Mélusine a un demi-sourire.

- Je vous remercie de votre solidarité".

Musique : John Murphy - Adagio in D minor

Épisode 39 : Conciliation

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