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35. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, 4.

35. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, 4.

Publié le 5 juil. 2023 Mis à jour le 5 juil. 2023 Culture
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35. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 1 : Les Diamants de Sarel-Jad, Chapitre XII, 4.

 

 

 

La veille au soir, Ygrem dînait avec son ami, Santem. Le lendemain matin, il recevait Almira et Ols. L’après-midi, il convoque ses ministres. Aucun n’est titulaire d’un département spécial. Les Dix travaillent de conserve et agissent de concert. Quand ils se répartissent le travail, c’est d’un commun accord, en fonction des compétences ou des opportunités de chacun. Le roi remit un message à l’un d’eux pour Nïmsâtt. Il lui demanda de se rendre à Syr-Massoug, car il a à s’entretenir avec elle. En même temps que le message, il remit un appareil téléphonique, afin d’avoir avec elle un contact régulier, dès lors qu’elle se trouve dans la capitale. Quant aux neuf autres ministres, Ygrem leur exposa ses conclusions de la conversation qu’il avait eue avec Santem, notamment à propos des banques. Celles-ci devront ouvrir un compte à la Banque royale, et l’approvisionner pour un montant d’actifs qu’il revient aux ministres de déterminer. Surtout, le roi tient à ce que, d’ores et déjà, des guichets de caisse populaire soient ouverts dans chaque ville du royaume, ce qui suppose le détachement de fonctionnaires. Cependant, les plus qualifiés auront pour tâche d’effectuer des contrôles comptables, de s’assurer du respect par les banques des normes prudentielles qui leur seront imposées, afin de limiter leurs en-cours, si leur vient à l’idée de consentir des crédits abusifs ou de prendre des participations inconsidérées.

Mais c’est la relation avec les industriels qui préoccupe avant tout le roi. Il faut les convaincre du bien-fondé des dispositions sociales de la Charte, dès que sa rédaction provisoire serait achevée. Pour les grandes entreprises, il s’agira notamment : d’assurer le reclassement des employés en cas de licenciement, grâce à une caisse de solidarité alimentée sur les fonds des entreprises mises en coresponsabilité par secteur d’activités ; d’assumer elles-mêmes les formations d’apprentissage qui leur seraient directement utiles.

Ygrem désigna parmi les Neuf un ministre chargé des premiers contacts avec les industriels. Il devrait tâter le terrain et faire un rapport, cinq semaines plus tard, sur base duquel des modifications de la Charte pourraient être envisagées. Trois autres ministres devront mettre au point les ratios de réserve obligatoire pour les banques. Les cinq autres doivent établir au plus vite un projet de Charte, destiné à mettre au clair les missions de responsabilité sociale des entreprises, en distinguant cependant entre les entreprises industrielles, d’un côté, les institutions financières (les banques), de l’autre.

Le ton du roi était assez grave et solennel pour que les ministres aient compris que l’heure n’est pas aux tergiversations. Ils prirent congé sans chercher plus d’explications, ayant conscience de l’importance de la mission.

Les jours qui suivirent furent une épreuve pour le roi. Au terme de la première semaine, il alla quérir le projet de Charte, qu’il se fit expliquer dans le détail. Il le soumit à Santem qui n’eut rien à redire. C’est déjà un soulagement. Mais plus les jours passaient et plus montait l’anxiété du roi. Il n’osait harceler ses ministres pour obtenir avant l’heure des nouvelles de leurs pourparlers auprès des industriels. Cependant, il appréhendait leur réaction. En se remémorant les dispositions de la Charte, il ne parvenait pas à se convaincre qu’elle pourrait rencontrer auprès des industriels une réception un tant soit peu compréhensive ; et il n’osait penser à celle des banquiers, lorsqu’ils prendraient connaissance de leurs nouvelles obligations comptables.

L’appréhension du roi ne fut pas déçue ! Le rapport que lui firent les ministres n’est rien moins que catastrophique. Banquiers et industriels sont furieux. Ils n’ont même pas cherché à négocier quelque point particulier. À leurs dires, les dispositions — sociales pour les industrielles, comptables pour les banquiers — seraient proprement délirantes : ils manquent déjà cruellement de liberté d’action, et voilà que l’on enserre leur activité dans un carcan de contraintes, limitations financières et obligations sociales, positivement insupportables. Ils s’écrièrent devant les ministres que c’est le glas de l’économie nationale qui vient d’être sonné pour le royaume des Nassugs. D’après les ministres, il s’agit là d’une menace à peine voilée. Ygrem leur demanda à quoi, concrètement, il fallait s’attendre, et l’un des ministres lui fit cette réponse :

— Majesté, c’est simple : les industriels iront installer leurs entreprises ailleurs, dès qu’ils le pourront. « Ailleurs », cela signifie, soit les Terres noires, soit l’Archipel. L’essentiel est qu’ils puissent se soustraire à la Charte. Comme ils connaissent les liens de grande amitié qui vous unissent au seigneur Santem, je suppose que leur choix se portera, hélas ! sur le territoire des Terres noires. C’est avec les Aspalans qu’à mon avis ils tenteront de traiter.

— Traiter ?

— Oui. Ils pourraient négocier l’installation de leurs unités, qu’il s’agisse des industriels ou des banquiers. Soyons assurés qu’ils agiront main dans la main. Ils négocieront des avantages, à commencer par l’autorisation de fabriquer en grande série les innovations dont vous avez, Majesté, jusqu’ici refusé la commercialisation. Depuis les Terres noires, ils comptent s’ouvrir un marché qui ne fera que s’étendre, quoi qu’on fasse. Les Aspalans seront les premiers servis. Mérode, à son tour, ne résistera pas à l’attrait de ces produits. Nous ne savons à peu près rien des populations des Terres blanches, mais je fais confiance aux industriels pour y aller prospecter. Commercialement, nous serons alors encerclés. Je me demande comment nous résisterons à la pression du marché…

Ygrem ne mit pas longtemps à réaliser l’étendue du désastre. Qu’aurait-il dû faire ? Suivre le conseil de Santem ? Santem, le « libéral », qui lui avait suggéré de consentir aux demandes des industriels, en ce qui concerne la libération du marché pour la diffusion de masse des produits nouveaux. Le raz-de-marée économique n’est qu’un début, se dit-il. Si je ne le stoppe pas, des émeutes suivront dans le royaume. Alors, n’importe quel agitateur pourra mettre à profit cette situation pour tenter, cette fois, une révolution politique. Le sinistre Zaref tiendrait là sa vengeance, en attendant de s’emparer des rênes du pouvoir par traitres interposés… à moins qu’il n’aille plus sommairement décider les Aspalans à envahir les Terres bleues, encercler Mérode et, par exemple, l’installer gouverneur de l’Archipel, puisque, paraît-il, c’est son rêve.

Ygrem se prend à songer à Ols, Almira, les deux nouveau-nés, Âsel et Naej, des amours ! Puis à Santem, à nouveau, auprès de qui il lui faudra surmonter sa honte pour avoir généré une telle situation ; et aussitôt, à Oramûn, récemment passé le voir, accompagné de Rus Nasrul… Nasrul, au fait ! Ne pourrait-il l’aider à prévenir le pire ? Mais comment le joindre, lui et Oramûn ? Ils ont dû se rendre à Sarel-Jad…

— Comme j’aimerais les avoir, maintenant, tous, auprès de moi : mes enfants, Santem, Oramûn avec Nasrul et … ma chère Nïmsâtt !

Cependant, Oramûn navigue seul sur la Mer du Milieu, qui relie le continent à l’archipel. Il ne parvient pas à refouler l’image qui sans cesse lui revient : Zaref disparait sous les flots, la silhouette de sa tête émergée s’amenuise à mesure que s’éloigne le navire ; et lui, Oramûn, d’expliquer à la cantonade : « Zaref s’est noyé. Espérant s’évader, il s’est jeté par-dessus bord afin d’échapper à la justice ! ». Mais voilà : comment soutiendra-t-il ce pieux mensonge face à Santem, Ygrem, Almira, Ols, Nasrul... ? Oramûn réfléchit à un moyen plausible de neutraliser son ennemi mortel, tandis que Zaref, enchaîné, assis, à l’arrière du bateau, fixe la barre sombre des nuages qui, au loin, annoncent l’orage…

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