27. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, 4
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27. La Légende de Nil - Jean-Marc Ferry - Livre I, Les Diamants de Sarel-Jad - Chapitre X, 4
À la déception d'Ygrem, Santem refusa de lui donner conseil sur l'organisation générale de sa cité. Du moins est-ce ainsi que Santem avait cru comprendre la demande du roi des Nassugs. Almira lui avait relaté le rêve des quatre Cités et avec l'enthousiasme de sa jeunesse elle avait fait écho au projet de son beau-père, ainsi qu'à la controverse entre les Grands Conseillers, plutôt qu'au rapport des enquêteurs. D'où la réticence de Santem à donner un avis :
— Je ne suis pas un philosophe, Ygrem. Je n'ai aucune doctrine à soutenir, quant aux principes d'organisation d'une Cité. Si je suis capable de quelque chose en la matière, c'est tout au plus de faire face à des situations critiques, et proposer des solutions pratiques. Et puis, à mon avis, la Politique serait plus un art qu'une science...
— Mon cher Santem, la situation de Syr-Massoug est critique, précisément, et c'est pourquoi j'ai, une fois encore, besoin de ton conseil.
Ygrem comprit que Santem aurait besoin d'informations plus concrètes. Il lui fit ainsi récit de la réunion dans le détail du rapport d'enquête comme des débats qui suivirent. Santem gardait le silence tout en arborant une sorte de moue, expression qu'Ygrem n'avait auparavant jamais perçue chez son ami.
— Je n'ai pas assez d'éléments, Ygrem. J'ai besoin de connaître la demande des industriels. Ils souhaitent que tu les rencontres en ma présence. Soit ! Peux-tu les convoquer maintenant ?
Ygrem n'eut aucun mal à obtenir des industriels que, pour la commodité des pourparlers, il puisse avoir un interlocuteur privilégié, habilité à parler en leurs noms. Santem se tenait assis, légèrement en retrait, penché en avant, genoux parallèles. Les mains croisées, les yeux fixes, il semblait se recueillir comme en prière. C'est la façon qu’il a de se concentrer pour bien écouter. Le représentant des industriels prit la parole après les salutations d'usage :
— Le malaise qui s'étend sur la capitale et ses alentours provient d'un déséquilibre entre notre capacité de production, qui est considérable, et l'exiguïté des moyens de promotion et de diffusion de nos produits. Permettez-moi, Sire, Seigneur Santem, d'évoquer devant vous, sans détours, les obstacles principaux au développement de notre cité. Il y a notamment les moyens de transport. Ceux dont nous disposons actuellement sont archaïques, qu'il s'agisse des transports maritimes ou terrestres, et je ne parle pas des transports aériens qui sont inexistants. Pourtant, les moyens techniques sont là. De remarquables réalisations existent. Mais elles demeurent quasiment à l'état de prototypes. Imaginez, Sire, l'immense bond qu'autoriserait une large diffusion de vos aéroglisseurs et, en général, de nos technologies dans les secteurs de l’électromagnétisme, de l’énergie solaire, la domestication des rayons lumineux et des ondes sonores, de la métallurgie, des cristaux... Sans parler des communications à distance. Nous savons que, là encore, existent des prototypes dont la mise en service représenterait une révolution dont nul ne saurait assez mesurer la portée pour le développement de notre nation. Nous pourrions prendre en charge la fabrication de ces appareils sur une grande échelle. Grâce à nos techniques de miniaturisation, nous serions bientôt en mesure de commercialiser des petits modules portatifs dont disposeraient tous les citoyens. Ils pourraient communiquer de ville à ville. Je vous épargne l’énoncé de la liste complète des innovations dès à présent possibles. Vous connaissez aussi bien que nous les ressources de notre industrie. Comment admettre qu'elles puissent se trouver ainsi bridées ? Nous souhaiterions vivement, Majesté, que la diffusion soit aménagée sur une dimension qui fasse honneur au génie industriel de notre nation. La commercialisation de masse de nos produits à haute teneur technologique devrait non seulement s'étendre sans restriction à l'ensemble des Terres bleues, mais aussi bien à l'Archipel de Mérode, et encore aux Terres noires des Aspalans, voire aux Terres blanches elles-mêmes, et au-delà, pourquoi pas ?...
— « Au-delà » : qu’est-ce à dire ?
— Sire, qui nous garantit que le monde s'arrête à ce que nous en connaissons ? À l'Est, nous ignorons ce qui existe au-delà de Sarel Jad. À l'Ouest, c'est à peine si nous savons dresser une carte correcte des Terres blanches. Elles nous sont fort mal connues, et ne parlons pas de ce qui pourrait exister par-delà les mers glacées, ou au grand large des Terres noires, plus au Sud... Imaginez, Majesté, que notre civilisation entreprenne de sillonner cet espace ! Ne nous laissons pas impressionner par les frontières stratégiques. Leur définition ne dépend que des hasards des migrations, des installations de tribus itinérantes et des guerres de clans. Ne craignons pas de soutenir la diffusion de nos produits ! Voilà plutôt la mission exaltante d’un État soucieux d’aider ses entreprises. Je pense à des moyens de transport maritimes, terrestres et aériens ; et je pense aussi à un développement — combien souhaitable ! — des moyens électroniques de communication à distance. Rien de cela n'est encore mis à disposition des populations. Les paysans Nassugs croient préférable de maintenir leur mode de vie traditionnel. Ils disent se satisfaire de ce qui suffisait à leurs pères et aux pères de leurs pères, etc. On connaît la chanson. Chaque fermette possède son carré de céréales, son potager, son verger, sa basse-cour, son petit troupeau... Pendant ce temps nos ouvriers peinent à s'approvisionner en aliments de base. Ils doivent se mettre à plusieurs pour persuader un fermier de leur céder un veau ou un cochon. Notre peuple a bien des vertus, Sire, mais il est des qualités qu'il pourrait envier aux gens de Mérode : eux savent produire pour les autres. Ils cultivent pour nous la vigne et le blé ; cela, largement grâce au seigneur Santem à qui je ne saurais assez exprimer notre sentiment de dette. Les gens de Mérode s'entendent à développer à merveille l'esprit de commerce, ce grand facteur de socialisation, qui favorise la paix. Malheureusement, un tel esprit n'a pas su encore gagner nos campagnes. Or ce conservatisme entre en contradiction avec les perspectives de notre grande cité. Tôt ou tard, les Nassugs dans leur ensemble ressentiront les effets délétères d'un tel déséquilibre. Nous ne prétendons pas mettre en cause les frontières existant entre Nassugs, Aspalans, gens de Mérode : l'aspect politique n'est pas de notre ressort. Mais ces frontières ne doivent pas faire obstacle à la circulation de nos produits et, je dirais même, à la libre circulation des hommes et femmes en quête de réussite. Il y va du développement général. Telle est notre certitude. Tous les peuples n'auront qu'à se féliciter de la grande Révolution que nous appelons de nos vœux, celle qui consiste à lever les obstacles à la libre circulation des biens et des personnes, mais aussi de la monnaie et du crédit.
« De la monnaie et du crédit » ! Ces mots tirèrent Santem de son apparente torpeur. Ses yeux se fixent sur le visage de l'orateur, comme pour y lire si ce dernier mesure la portée de sa déclaration. Resté muet jusqu'alors, Santem posa sa question, simple et pratique : `
— Qu'attendez-vous très exactement du gouvernement de Syr-Massoug ?
Passé un silence, le porte-parole des industriels se tourne vers deux de ses confrères pour les consulter à voix basse. Enfin, il se résolut à jouer cartes sur table :
— Que notre gouvernement lève un impôt financier sur les propriétés foncières ; toutes sans exception. Que cet impôt ne puisse alors être acquitté qu'en monnaie, c’est important, dans celle, bien entendu, qui a cours légal et forcé en Terres bleues et dans l’Archipel de Mérode. Certes, est déjà loin de nous le temps où le blé dur des greniers du seigneur Santem servait de garantie pour la circulation de notre monnaie. Mais l'actuelle circulation n'en est encore qu'à ses balbutiements. Dans notre perspective, elle demeure lourde, rigide, considérablement limitée en regard de ce qu'elle pourrait et devrait être, afin de répondre aux besoins de transactions à distance, rapides, voire instantanées. En clair, le temps de la monnaie matérielle, tangible, celle des pièces et des billets, doit s'achever maintenant au profit d'une ère tout à fait nouvelle : celle d'une forme de monnaie qui ne soit plus visible que sur les registres des banques. À une telle révolution nos banques sont prêtes. Que, par ailleurs, le gouvernement de Syr-Massoug engage sur son propre budget les grands travaux de liaisons, afin de quadriller l'espace continental, que le réseau des communications soit aussi dense que possible et que nul village des Terres bleues et des Terres noires ne se trouve isolé. Que pour ce faire il mobilise et salarie les gens des campagnes, qui seraient en mal de propriété. Qu'en outre chaque foyer se voie doté d’appareils récepteurs qui mettront en contact chacun avec tous par transmission d’images visuelles et sonores. Que soit encouragée sur tout notre espace l'installation d'artisanats et de commerces, eux-mêmes soumis à l’impôt financier sur leurs revenus, afin que partout se développent les échanges. Que, suivant ce mouvement d’implantation locale, les banques nouent avec les paysans des relations de confiance et les poussent à mécaniser leur production en fonction des besoins des villes et des autres contrées. Qu'elles aient aussi pour consigne de démarcher auprès des ménages pour les convaincre de contracter les emprunts qui leur donnent accès à nos produits. À nous, industriels, de lancer sur le marché les objets les plus attrayants. Qu'enfin notre Université oriente son enseignement et sa recherche en vue des besoins de l'Industrie, et que ses programmes soient ajustés à nos besoins de formation. Ainsi verrons nous s'estomper l'ancien monde, tandis qu'émergera le nouveau. La généralisation d’une économie de part en part orientée par les flux monétaires de la demande générale ne peut que favoriser l’intégration de tous, laquelle fait problème dans notre capitale. C’est notre espoir le plus ferme et le mieux partagé entre industriels. Sire, votre audience et votre autorité sont telles que vous seul êtes en mesure de promouvoir cette perspective d’avenir auprès de nos peuples. Pouvons-nous espérer votre concours et annoncer la bonne nouvelle à nos confrères ?
À mesure que le porte-parole des industriels développait son plaidoyer, les yeux d'Ygrem s’étaient d’abord agrandis puis écarquillés comme devant une vision d'horreur. Santem, cependant, reste songeur. Ygrem comprit qu'il n'obtiendrait alors pas, du moins, ici et maintenant, un soutien net de son ami. Or il compte sur ce soutien, car les arguments lui manquent pour contrer les prétentions qui venaient d’être émises. Une crainte, proche de la panique, s'empare alors de son esprit et de son cœur : quel contraste avec le doux rêve des quatre cités ! Sans même esquisser un discours de clôture, Ygrem, visage figé, se contenta de saluer la délégation et, sans autre, il prit congé.
Après le départ des industriels, le roi des Nassugs tentait d'arracher à Santem des explications sur son manque de réaction. Mais tout ce qu'il obtint est ce commentaire :
— Ygrem, je vieillis, et toi, tu viens peut-être de déclencher une guerre.