En équilibre. 2. Sur tes traces
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En équilibre. 2. Sur tes traces
1. Viens je t’emmène
Cette année j’ai pris un mois complet de vacances. J’ai compris que si j’étais en mesure de faire abstraction de mes origines, c’est peut être parce que je les sais intangibles. Je connais cette terre tournée vers l’ouest, je repère et je vibre aux sons de ces instruments tordus, j’affronte le gros temps sans sourciller. Elles sont là quelque part en moi, mêlées à d’autres décors. J’avance, en équilibre. Funambule au balancier bien réglé, je n’ai pas besoin d’elles pour me soutenir ou me rattraper. Je n’ai pas de compte à régler avec cette terre qui m’a donné le jour. Mais ce n’est pas le cas pour ma mère. Alors je décide. Nous allons partir toutes les deux sur tes traces. Tu vas me raconter, tu vas me transmettre. Moi, qui ne sais pas trouver les mots pour te convaincre de mon amour, je t’offre ma présence sur ce chemin.
Elle s’est fait toute belle pour prendre la route. Elle sent le parfum des fleurs. Ce parfum que je lui ai offert il y a trente ans et qu’elle continue de porter après toutes ces années sans en changer. Elle me redit pour la troisième fois comme elle est heureuse de faire ce voyage avec moi. Juste nous deux. Elle a le visage d’un enfant à travers la vitre. Le voyage est déjà une expérience. Elle regarde défiler les paysages.
- Que c’est beau.
- Ça va maman? Tu veux que je mette la clim?
- Oh non laisse on est bien comme ça.
Elle n’ose pas me déranger. Je conduis, je dois être concentrée. Première pause déjeuner.
- Je vais sortir de l’autoroute, on va se trouver un petit restaurant en ville.
- Ne t’embête donc pas, on peut manger un sandwich à la prochaine station.
Elle a peur que je me mette en frais. Elle est comme ça ma mère. Elle se dit que si je dépense trop dans ce voyage je risque de ne plus avoir d’économie. C’est important les économies. Je la rassure.
- Viens nous allons manger en bord de mer.
C’est le début de l’été. Les touristes sont encore peu nombreux. On trouve facilement une place en terrasse. Je la regarde s’émerveiller. Au loin sur la plage il y’a des promeneurs.
- Tu penses qu’il nous reste combien de temps de route?
Elle n’ose pas me le demander directement, mais je sais qu’elle a envie d’aller marcher dans l’eau après le déjeuner.
- On peut prendre le temps qu’il nous faut, maman. Si tu veux on ira se tremper les pieds tout à l’heure.
Son visage s’illumine. Le garçon nous apporte la carte. Je la vois froncer les sourcils. Elle cherche le plat le moins cher.
- Je n’ai pas très faim, je vais prendre une salade.
- D’accord, maman, mais alors après nous irons nous acheter une glace sur la plage.
Nous marchons, les pieds au bord des vagues. L’eau est froide. Elle aime ça.
- L’océan n’a pas la même odeur ici que plus bas. Il est plus vif. Je le sens on se rapproche de chez moi. Le sable est plus fin aussi. Je t’ai raconté la fois où j’ai marché sur une vive?
Bien sûr qu’elle me l’a raconté, de nombreuses fois. Je la laisse parler, je l’écoute. Dans sa voix enjouée il y’a les vagues, il a y l’odeur d’iode, le goût du sel. Dans son rire il y a le ressac sur les galets. Son histoire roule. Elle est là-bas. Déjà.
2. Chez toi.
Nous arrivons à l’hôtel en début de soirée. J’ai réservé une chambre avec vue sur la jetée. Elle est excitée comme une puce.
- Je vais te montrer la rue où tes grands parents avaient loué leur appartement quand ils ont emménagé là. Et demain, on ira voir la tombe de ton grand père, et les cousines je les ai prévenues de notre arrivée. Tu ne les connais pas , mais tu vas rencontrer la plus jeune. C’était avec elle que j’étais le plus proche, c’est un petit bout de bonne femme, incroyable!
Elle me traine dans les rues de cette ville sans charme reconstruite après la guerre. Les architectes de l’époque ne se sont vraiment pas cassés la tête. Je me rassure en me disant qu’il fait nuit et que les lampadaires illuminent les façades. Je n’ai pas hâte de découvrir cela de jour, demain matin.
- Voila, c’est là. Regarde au Rez de chaussé. Tu te souviens? Tu es venu en vacance ici.
- Oui je m’en souviens.
Je ne risque pas d’oublier. Une année, j’y ai même passé une semaine complète. À l’époque les grands-parents, ce n’était pas comme aujourd’hui. Pas vraiment d’espace pour les petits enfants, pas de projet non plus. Je les accompagnais à leur club de retraités. Je les regardais jouer au bingo. Parfois je participais. J’écoutais mon grand-père jouer de l’accordéon, ma grand-mère chanter. Sa voix déraillait avec le temps, mais elle réussissait toujours à convaincre son auditoire de l’écouter. En rentrant j’avais une boîte, remplie des cadeaux de la lessive Bonux, pour m’amuser, pendant que mes grands-parents regardaient la télé. Il y avait cette maquette de bateau, aussi, dans la vitrine. Souvenir de leur fils marin. Je ne pouvais y toucher qu’avec les yeux. Alors je les fermais et imaginais des traversées vers des terres inconnues.
- Regarde il y a de la lumière, il y a quelqu’un! La fenêtre est ouverte. Tu crois que je peux leur demander?
- Leur demander quoi maman?
Mais, non! Enfin ça ne ce fait pas, on ne dérange pas les gens pour ça.
Je l’entends discuter avec les habitants de l’appartement. Eux, sourient, accoudés au rebord de la fenêtre. Ce sont eux qui ont emménagé après les grands-parents. Elle est émue. Elle leur explique que lorsqu’ils sont arrivés ici, c’était la première fois qu’il avaient l’eau courante avec une douche et des toilettes.
Maman!
- Ils sont restés jusqu’à la mort de papa. Ensuite, maman s’est rapprochée de mes sœurs et moi. Je suis très heureuse de pouvoir discuter avec vous. C’est comme si ils étaient là. Tenez, ici ils avaient mis le canapé. Tu te souviens du canapé? Et en face le buffet bas qui faisait vitrine, tu sais celui avec la maquette de bateau de mon frère.
Maman!
- Oui parce que j’avais un frère marin de commerce. Il naviguait sur toutes les mers du globe. Il est allé en Asie vous savez. Il leur avait offert une grande maquette d’un navire comme celui sur lequel il naviguait. Bon ce n’était pas très beau comme décoration, mais ils y tenaient vous comprenez. Ça leur permettait de ne pas oublier leur fils quand il s’absentait pendant de long mois.
- Maman, je pense qu’il faut y aller maintenant. Il se fait tard.
- Oui pardon! En tous cas je vous remercie, c’était vraiment très gentil de votre part .
Elle a parlé sans interruption. C’est moi qui ait le souffle court.
- Quel couple adorable, tu ne trouves pas. Ils ont emménagé direct après ta grand-mère donc. Tu te rends compte.
- Oui maman, je me rends compte.
Le jour se lève et l’océan est agité. Le ciel est brumeux. Ma mère est ravie.
- Un temps bien de chez nous! Ma fille.
Je me console en pensant au petit déjeuner. Dans la salle, le buffet nous attend. Les spécialités ne manquent pas à l’appel. J’observe ma mère qui hésite. Il y a tellement de choix. Je sais qu’elle va prendre la galette. Gagné!
- Mesdames, je vous sers un thé? Un café?
- Un thé pour moi s’il vous plaît.
- Deux, merci.
- Je vois que vous avez choisi notre spécialité phare. Vous allez voir vous ne serez pas déçue! Et n’hésitez pas à goûter le gâteau. Les touristes pensent souvent qu’il est trop beurré, mais je peux vous garantir que c’est un mythe. Le secret c’est qu’il faut attendre l’heure du goûter et…..
- Le déguster avec une bolée. Vous êtes bien aimable. En réalité nous ne sommes pas des touristes. Enfin pas vraiment. Je suis née et ai vécue ici. Je ne veux pas me vanter mais je le réussi pas mal moi aussi le gâteau .
- Ah vous êtes de la région?
- Oui, ma fille m’accompagne sur les traces de mon enfance. Nous allons visiter quelques uns de mes lieux favoris. Et puis retrouver certains membres de la famille.
3. Ton père, ton héros
Il est neuf heures. La houle s’est levée. Même dans l’estuaire. Ma mère insiste quand même pour prendre le bac. De l’autre côté, il y a le cimetière dans lequel repose grand-père. Encore plus marin que celui de Brassens. Elle s’avance entre les tombes. Elle s’arrête souvent. Quelqu’un de connu, quelqu’un qu’elle a connu. Elle se signe, avec soin. Elle prie. Elle leur offre cet instant. Elle leur parle d’aujourd’hui. Elle se fait un devoir de n’oublier personne. Elle arrive à sa hauteur. Son père. Son visage se ferme. Mais elle essaye de sourire. Elle lâche son amour filial. Elle nettoie la pierre. Elle a prévu. On a acheté de jolis petits hortensias en pots.
- Mon petit papa.
- Tu ne lui en as jamais voulu?
- Voulu de quoi?
- Je ne sais pas. De ne pas avoir été là le jour de ta naissance. De ne pas s’être occupé de vous. D’avoir laissé à Grand-mère et à ta sœur, toute la charge de votre éducation.
- C’était une autre époque tu sais. Et puis il faut pardonner. Pour lui aussi ça n’a pas été simple. À l’école il ne portait pas son nom. Ça a dû être compliqué. C’est mon petit papa, je ne peux pas lui en vouloir.
- Oui, enfin quand même, il a perdu son boulot à la poste pour avoir jeté le courrier. Tu te rappelles quand même pourquoi il ne l’a pas distribué ce jour là?
- Ben oui, mais que veux tu. C’est du passé. C’était un coureur c’est comme ça. Et puis tu sais, c’est un héros de la guerre. C’est grâce à lui que son régiment a échappé aux allemands. Il les a entraîné vers l’Est. Ils ont marché des jours entiers. Des semaines. Ils sont presque arrivés en Belgique. Grâce à lui, ils ne se sont jamais rendus. Il n’a pas été décoré mais on lui a rendu un hommage pour service à la nation. C’est grâce à lui qu’ils n’ont jamais été fait prisonniers. Oui. C’est mon père. Comment lui en vouloir ? Il était si fragile à la fin de sa vie, tu sais. Il a beaucoup souffert dans la maladie. Il ne voulait pas partir. Je crois qu’il avait peur.
4. Pêche aux couteaux
Le soleil s’est finalement levé avec les premières heures de l’après midi. Ma mère va retrouver ses cousines. Elle est heureuse de me les présenter. Je suis mal à l’aise. On entre dans une maison de pierres. Elles s’embrassent. Elles rigolent. Leurs voix sont fortes, aiguës. Les bolées se succèdent, le gâteau sent le beurre. Je perds le fil de leur conversation, trop de noms qui me sont inconnus, trop de lieux aujourd’hui disparus. Mes yeux fixent les photos sur les murs. Trois petites filles en noir et blanc. Elles portent des tabliers blancs sur leurs robes sombres. Leurs cheveux sont noués en tresses relevées. Des noeuds de dentelles attachent le tout au dessus des oreilles. Derrière il y’a la plage. Une femme pousse une charrette. J’entends la cousine de ma mère me raconter l’histoire de la photo. Je suis déjà partie. J’ai rejoint la plage et les fillettes.
Ma mère a huit ans. Aujourd’hui il faut aller ramasser le goémon. Avec ses cousines elles préfèrent la pêche aux couteaux. Elles ont mis du sel dans les poches de leurs tabliers. Leurs pieds nus laissent l’emprunte de leurs pas sur le sable encore humide. La vague a reculé. C’est là qu’ils se cachent. Elles observent. La petite bulle qui remonte, le trou qui se dessine. Leurs petites mains potelées déposent le sel dans le trou. Le mollusque émerge. Elles le saisissent d’un geste appliqué et sûr. Leurs cris de joie s’élèvent dans les airs alors que la vague revient. Les adultes courbent le dos, plus haut, sur la plage. La charrette noircie peu à peu sous les algues. Dans le petit seau métallique les couteaux s’accumulent. Les adultes se sont regroupés pour pousser la charrette, alourdie par la récolte. Le sable a séché. Les roues de bois cerclées de métal, s’enfoncent. Elle franchit finalement la dune. On a rejoint le chemin. Les femmes montent sur la charrette. Les hommes s’attellent, ils imitent le cheval. On s’amuse. La tante a perdu son sabot. On rigole, elle tombe par terre en voulant le rattraper. Plus de peur que de mal. C’était un bel après midi.
Il est temps de rentrer à l’hôtel. On reviendra voir les cousines avant de repartir c’est promis.
5. La cabane
C’est l’été. Il fait presque chaud. Les filins des voiliers cliquettent sur les mâts. Au loin, le moteur d’un bateau de pêche. Ma mère regarde la rade. De l’autre côté, il y a le village. Derrière le village, il y avait la cabane. Aujourd’hui nous prenons la voiture. Je veux circuler le long de l’estuaire, prendre les ponts, traverser le bocage. Elle tend son visage à travers la fenêtre.
- Tu sens? C’est marée basse. J’adore cette odeur.
- C’est iodé.
- Tu n’aimes pas?
- Disons que j’en connais de meilleures.
- Tu es blasée ma fille. Tu ne sais pas apprécier.
- Toi, tu aimes parce que tu es habituée, maman. Parce que cette odeur, elle évoque des souvenirs pour toi. Parce qu’elle te rappelle ta jeunesse.
- Je ne sais pas. Elle me rappelle aussi de mauvais souvenirs. Ça ne m’empêche pas de l’aimer.
- Quels mauvais souvenirs?
- N’en parlons plus. Regarde on arrive. Je ne reconnais plus rien. C’est tout construit de partout. Regarde toutes ces nouvelles villas. Gare toi derrière, là. On ira à pied ce sera plus facile.
Elle marche devant. D’un pas rapide et assuré. Elle marche vite. Elle aime ça. Nous arrivons à l’embranchement. Voilà, c’était ici.
- Quoi? Où ça?
- Là, à la place de l’Ehpad.
- Ben y’a plus rien à voir maman. Pourquoi tu voulais que je vois ça?
- Parce que c’est à cet emplacement. Tu imagines? Une grande prairie verte, et par là le port. Nos cabanes étaient construites juste là, au milieu.
- D’accord.
- Viens t’asseoir!
Elle a repéré ce banc de pierre. Sous un grand arbre. Je crois que nous sommes dans le parc de l’Ehpad et que c’est un terrain privé. Elle s’en moque. Elle est née sur ce terrain, elle y a vécu, alors bienvenu celui qui viendrait l’en déloger. Elle me raconte l’habitat sommaire. Les cabanes alignées construites après guerre pour reloger la population après les bombardements. Le feu qui crépitait dans le foyer. Elle se souvient de l’odeur de l’édredon de plume. Si léger, comme dans un nuage. Un nuage chaud. Elle raconte la lande et les courses folles avec les camarades de l’école. Elle regarde vers la mer. C’est là, qu’elle est tombée amoureuse pour la première fois. Un amour innocent, celui des enfants. Un amour pur.
Elle a dix ans. La cloche sonne. Elle traverse la cour de l’école, main dans la main avec sa petite soeur. Ils sont là derrière la grille. Ils les attendent, comme chaque soir depuis un mois. Ils courent ensemble jusqu’à la prairie. Ils viennent d’emménager dans une autre cabane. En classe ils ne se parlent presque pas. La maîtresse s’en prendrait à elle si elle bavardait. Alors ils attendent la sortie pour commencer à jouer. Les jeux sont nombreux. Parfois, il suffit de se coucher dans l’herbe, ramper et attraper le plus de grillons possible, dans une petite boîte métallique. Les garçons sont plus forts à ce jeu. Elle, ce pourquoi elle est forte, ce sont les sauterelles. Elle en a attrapé treize la semaine dernière. D’autre-fois, on se bande les yeux et c’est Collin Maillard. Elle adore lorsque c’est lui qui est aveugle. Il vient caresser son visage. Elle sait bien qu’il l’a reconnu de suite. Ses cheveux sont bouclés. Pourtant il s’attarde. Du bout de ses doigts. Certains jours lorsqu’il pleut ou qu’il fait trop froid pour rester dehors, on rentre dans la cabane. Il est très fort en lecture. C’est le meilleur de sa classe. Alors, il sort son livre de sa besace. Ils se pelotonnent tous dans le grand lit de bois et il raconte. Elle aime la façon dont il raconte. Il met les intonations, il sait aussi changer les voix. Ce sont des histoires d’ici. Elles parlent de l’esprit de la mort qui frappe les marins. Elles parlent de la Fontaine miraculeuse, des fées qui peuplent la forêt. Eux, ils ne la connaissent pas la forêt, mais elle serait capable de la peindre tant il la décrit bien. Lorsque les parents rentrent, il faut sauter du lit. Se cacher, la cabane est longue. Elle regorge de cachettes. Grand-père et grand-mère ne manquent de rien. Les meubles sont lourds, la vaisselle est suffisante. Dans le grand tiroir grand-mère range son ouvrage. Elle sait broder. Mais elle n’a pas souvent le temps. Il se fait tard, il est temps pour les garçons d’aller chercher l’eau au puit, au fond de la prairie. De remplir les pots pour le soir.
6. En festival
Il est encore très tôt. Le jour ne filtre presque pas à travers les rideaux. Je l’entends qui tourne dans le lit d’à côté. Elle n’ose pas allumer. Je sais qu’elle veut lire. C’est ce qu’elle fait lorsqu’elle a une insomnie.
- Tu es réveillée maman? Tu peux allumer si tu veux lire, tu sais. Ça ne me dérange pas.
- Tu es sûre? Je n’arrive plus à dormir. Je crois que c’est l’excitation.
- L’excitation de quoi maman?
- Et bien du festival, ma fille enfin. C’est l’ouverture aujourd’hui. Tu ne te rappelles plus?
- Si si, je me souviens, c’est juste que là je dors encore à moitié.
- Ça va être magnifique tu vas voir. Des musiciens du monde entier.
- Du monde entier! Peut-être pas maman.
- En tous cas de très nombreux pays. Tu vas voir ça va être génial. Tu aimes ça la musique?
- Oui oui bien sûr. Mais je crois que je préfère encore les costumes.
- Alors là tu vas être servie, ma fille. Des broderies comme jamais tu n’en as vu.
- Hummm
- Ah oui c’est vrai que tu n’aimes pas la dentelle.
- Pourquoi tu dis ça? J’aime bien la dentelle.
- Tu as refusé le cadeau de grand-mère.
- Maman, c’était un napperon pour canapé!
- Oui! Et bien c’était fait main. Mais je sais, tu es comme ça. Pas d’objet ancien.
- Mais enfin maman, ce n’est pas vrai, j’ai un tas d’objets anciens chez moi?
- Anciens, tu veux dire vieux, mais ils n’appartiennent pas à ton passé. Tu les as récoltés dans tes voyages. Ils sont beaux ceci-dit, mais on ne parle pas de la même chose.
- D’accord et ça commence à quelle heure le défilé?
Les rues sont noires de monde. Ma mère avait prévu. Elle nous a dégoté des places en tribune. Le rêve de sa vie. Nous avons aussi un badge pour assister à tous les spectacles.
On voit passer au loin quelques musiciens qui se préparent. Elle sautille sur son siège. Les premières notes se font entendre. Ses yeux se mouillent de larmes. Un premier groupe passe, c’est l’euphorie, les gens frappent dans leurs mains, tapent des pieds, accompagnent les danseurs avec des sifflements. Elle reconnaît chaque groupe à sa coiffe ou à la couleur de son costume. Elle se lève pour applaudir. Les enfants défilent aussi. En général ils sont placés à l’avant des groupes folkloriques. Je regarde cette petite fille chaussée de sabots de bois, dans sa belle pelisse bleue nuit et coiffée de sa petite dentelle. Me revient alors en mémoire une histoire.
Ma mère a six ans. C’est jour de fête aujourd’hui. Le village participe au défilé. Ils sont tous partis groupés dans les voitures, montés sur les charrettes, entassés dans le bus de la commune. Les enfants sont regroupés. C’est la maîtresse d’école qui s’occupe d’eux. Des filles tout au moins, les garçons sont pris en charge par le curé. Elles ont enfilé leurs robes noires rehaussées par des jupons. Elles ont toutes choisi une couleur de tablier. Celui de ma mère est vert. Il fait ressortir ses yeux. Elles ont chaussé les sabots par dessus leurs grosses chaussettes pour ne pas se blesser les pieds. Les sœurs aînées ont attaché les coiffes des plus petites. Ma mère et ses camarades sont les plus jeunes. Elles sont belles. Leurs joues rondes sont rougies par l’excitation. On leur ordonne d’aller chercher leurs bouquets puis de se tenir par la main en tête du cortège. Celui-ci va bientôt s’élancer. Dans le sac, il manque un bouquet. Qui a oublié un bouquet? Ma mère désespérée n’a rien entre les mains. La maîtresse va se fâcher. De loin, elle voit sa sœur aînée. Elle court. Son sabot glisse, elle trébuche. Son genou est écorché. Elle ne veut pas pleurer. Elle cherche son bouquet. Le cortège va s’élancer. Elle crie à la maîtresse de l’attendre. Elle arrive, sa coiffe a basculé, elle n’a pas son bouquet. La maîtresse est en colère. Elle est toute décoiffé et le sang de son genou a taché son tablier. Tant pis, elle veut rejoindre ses camarades qui s’élancent derrière l’étendard. Elle sent une main solide qui la rattrape. Elle restera sur le côté, la maîtresse ne veut pas la voir défiler, elle est toute souillée. Elle cherche autour d’elle, ses repères ont disparu. Des grosses larmes coulent sur ses joues roses. Elle regarde passer le cortège. Elle voit sa sœur aînée qui arrive. Elle se jette, fonce au milieu des adultes. Elle vient de retrouver le contact. Elle sert la main de celle qui l’aime, la console, la guide. Au milieu des grands, elle est presque invisible mais elle est à sa place, en sécurité.
Les spectacles se succèdent. Il fait nuit. Je découvre les quais sous un autre angle. Une autre ambiance. Ma mère danse. Elle me tire par la main pour que je rentre dans la ronde. Mes pieds suivent le mouvement presque automatiquement. La musique m’entraîne. Elle me sourit.
- Tu as ça dans le sang ma fille. Que tu le veuilles ou non, ce sont tes origines.
7. Histoire de climat
Deuxième jours de pluie consécutif. Je commence à déprimer. J’ai besoin de la lumière et de la chaleur du soleil. Le ciel est gris, l’océan est gris, la ville est grise, maussade. J’ai froid. Ma mère me traîne à l’intérieur des terres. Elle a trouvé une chambre sur Airbnb. Je conduis doucement, les essuie glaces ne sont pas assez rapides. J’ai du mal à voir le bord de la chaussée. La maison borde la forêt la plus mythique de l’histoire. Un seul grand lit. Mais vraiment grand. King! Hommage à cette terre royale. Le repas servit par notre hôte me réchauffe. La pluie a redoublé. Je regarde les arbres sombres à travers la fenêtre. La pluie ruisselle. La forêt devient sinueuse le long des carreaux. Elle danse. Tout à l’heure, nous irons marcher. Pour l’instant, elle lit.
- Tu lis quoi maman?
- Je relis la Dame du lac. Je me suis dit que c’était l’endroit idéal.
- Oui en effet, c’est de circonstance. Quoi-que. Les brumes d’Avalon aurait été tout aussi approprié.
- Arrête de te plaindre du climat. C’est ce qui fait la beauté de cette terre. Tu crois que ce serait aussi fertile sinon?
- Tu as raison. J’arrête.
Je dois reconnaître que même si je déteste la pluie, enfin cette pluie, je suis obligée d’avouer que le paysage est saisissant. Ce que j’en vois, en tout cas.
15h! La pluie s’arrête. Je n’ai pas vu le temps passer. Finalement l’endroit m’inspire. Mon carnet est noirci par les expériences des jours précédents. Il est temps de sortir. Mes pieds s’enfoncent dans la terre boueuse. Je regarde l’emprunte de mes pas. Qu’en restera t-il dans un instant, lorsque l’eau poussée vers le fond par le poids de mon corps, aura refait surface? Les arbres sinueux ébrouent leurs feuilles à notre passage. Des gouttes d’eau glacée tombent sur ma tête et glissent sur ma nuque.
Je cherche le fond de mes poches pour réchauffer mes doigts. J’écoute les récits et les légendes que ma mère me conte. Les tombeaux, la fontaine, les monolithes qui se dressent au cœur d’une clairière. La pluie tombe de nouveau. J’ai froid, je frissonne. Ces mots s’égrainent, mais je ne suis plus là. J’essaye de sourire pour ne pas lui faire de peine, mais je rêve d’une douche chaude et d’une paire de chaussettes sèches.
- Il ne pleut donc jamais dans ton pays?
- Si maman il pleut, mais la pluie n’est jamais aussi froide. Et les températures ne descendent jamais autant.
- Tu n’es pas en sucre ma fille, tu vas t’en remettre.
- Ce n’est pas la question maman. C’est juste que ça dure depuis deux jours. La forêt c’est beau et agréable lorsque la lumière du soleil filtre entre les branches. Lorsque ça sent l’humus et le champignon. Et ça fait deux jours que le thermomètre n’est pas monté au dessus de 16. On est en Juillet!
- Mais pourtant tu aimes ça, le froid non? Quand tu pars en voyage dans le grand nord, que tu parcours le Groenland.
- Ce n’est pas pareil maman! Je pars en connaissance de cause, j’ai les vêtements qu’il faut. Là-bas c’est un froid sec. Ici le brouillard et cette pluie qui n’en finit pas, ça te saisit, ça te rentre dans le corps. J’ai froid! Je suis tropicalisée, j’ai juste du mal à m’habituer. Tu ne rêves pas d’une plage au soleil et d’un océan à 29 degrés?
- Tu veux dire comme chez toi? Tu sais bien que moi je ne supporte pas la chaleur.
- Si tu étais venue, tu saurais qu’il ne fait pas si chaud, chez moi, comme tu dis. C’est une douceur constance, un printemps annuel.
- C’est un reproche?
- Non maman, ce n’est pas un reproche! Allez raconte moi l’histoire de cet étang.
Bien entendu que c’est un reproche maman. Bien entendu que je t’en veux d’attendre que je fasse le voyage retour. Bien entendu que je t’en veux de tes clichés sur la chaleur, brandis comme une excuse. De ton immobilité injustifiée. J’aimerai que tu puisses voir la jungle humide, entendre le cri de singes hurleurs, être saisie par les explosions de lave au sommet des volcans. J’aimerai te faire découvrir les couleurs des villes. Les saveurs des plats. Tu préfères le confort de ce que tu connais. Tu ne vis l’aventure que par procuration. Tu t’accroches à tes menhirs et tes galettes. Je trouve ça triste. Mais peut-être que je me trompe. Tu es heureuse de cette façon. Alors j’accepte. Ce n’est pas un reproche, c’est juste une déception.
8. Galettes
On retourne voir la cousine. On lui avait promis. Le bac traverse rapidement. Je sens l’odeur de la marée basse. Je crois que je commence à aimer ça. Je ne veux pas lui dire, elle en ferait toute une affaire. Ma mère se frotte l’épaule, elle semble embarrassée avec son sac.
- Qu’est ce que tu trimbales maman? Il est lourd ton sac?
- C’est de la farine de sarrasin
- Quoi? Mais pourquoi?
- On va faire des galettes ma fille.
- Ha super j’ai faim d’avance.
- Mais avant de les manger il faut les préparer. Tu vas mettre la main à la pâte!
- Ha bon moi aussi?
La table de bois a été recouverte d’une toile cirée. Les motifs de poires et de raisins s’alternent en quinconces. Les bolées sont empilées et la bouteille de cidre trône au centre de la table. Je vois leurs mains habiles casser les œufs sans accros. La farine coule fluide dans les saladiers. Les gestes sont rapides. Les bras flasques battent le lait avec rigueur et agilité. Aucun grumeau ne flotte à la surface. La sauce est sombre et lisse. De mon côté je peine à mélanger les ingrédients, mon beurre n’était sans doute pas assez fondu, j’ai fait couler le lait trop vite, le mélange est granuleux.
- Tu ne lui as donc rien appris à ta fille?
- C’est pas son truc les galettes que veux tu. Pas assez exotique.
Je lui tourne le dos et pourtant je perçois son regard sur moi dans sa voix. Il me rappelle que j’ai oublié d’où je viens. C’est vrai qu’elle ne m’a jamais appris.
- Et toi maman? C’est grand-mère qui t’a appris?
- Holà, ta mère elle a appris sur le tas, comme nous toutes. Les soirs de fêtes il faut être efficace. Et puis ta grand-mère, elle avait d’autres chats à fouetter.
Ma mère a 13 ans. La voisine est venue la chercher. Elle a besoin de quelqu’un pour l’aider. Aujourd’hui ces messieurs de la commune viennent nous visiter. Il y aura même le député. Alors il faut s’activer autour des plaques. Ma mère n’a jamais appris. Mais la voisine est confiante. Il y a la petite vieille. C’est ainsi qu’on l’appelle. C’est la plus douée. Ses galettes sont fines, comme la dentelle. Mais elle ne voit plus très bien. La chaleur de la plaque, les fumées ont abîmé ses yeux bleus, désormais presque blancs. Elle lui montre. Surtout ne pas aller trop vite en déposant la farine. Battre, battre et battre encore jusqu’à ce que le mélange soit mousseux. Sur la plaque, elle lui tient la main. Accompagne les mouvements de son poignet. C’est sa façon à elle de transmettre. Elle ne parle presque pas, elle laisse faire et elle rectifie avec douceur. Les hommes arrivent. On les sert. Ils félicitent. Comment faites vous? C’est un secret de femme. Une transmission …….
9.Ton oncle ce héros.
15 h, je suis pleine des galettes et des conversations. J’ai finalement réussi à trouver ma place dans cette maison de pierres. La cousine m’a dévoilé quelques techniques pour réussir les crêpes les plus fines. En vain. Je n’ai pas la souplesse du poignet paraît-il pour faire tourner le manche de bois. Il est temps de repartir. Ma mère veut faire un détour avant de reprendre la navette. Elle coupe une des roses trémières qui poussent le long de la façade. Elle m’entraîne vers le centre du village. Place. Mairie. Muret. Monument aux morts. Elle enjambe la petite corde métallique, caresse un nom gravé dans le marbre. Dépose sa fleur sur la plate-forme. Un oncle. Un héros. Au début de la guerre il a rejoint la résistance. De journaux clandestins en sabotages, il a combattu l’occupant à sa façon. Et puis il y a eu ce jour. La pluie d’obus. Il s’était réfugié dans la lande. Il était de ceux qui protégeaient l’arsenal. Couché dans l’herbe, fusil à la main, il attendait le boche. Jusqu’à l’instant précis. Éclair aveuglant, bruit assourdissant, la terre vole en éclat de poussière. Il sent l’odeur de poudre mêlée à celle de l’herbe. Ça brûle, il a mal, il cherche un appui, sa jambe se dérobe. Les éclats d’obus viennent de lui arracher la moitié d’un fessier. Il est en vie. Mais pour combien de temps. Il ne se rappelle pas de son trajet vers l’hôpital de campagne. Il ne se souvient que de l’infirmière. La blessure s’infecte des jours durant. Gangrène, septicémie. Il était jeune, il n’a pas laissé d’héritier. Il ne reste de lui, que ce nom gravé dans le marbre. Il ne faut pas oublier. C’était un héros, celui de la famille. On peut être fière de notre aïeul, il avait choisi le bon camp. La résistance, on l’a dans le sang.
10. L’île
Il est tout juste 7 h. Sur le quai ma mère regarde la houle et les nuages qui se forment bas sur l’horizon. Au loin se détache l’île.
Ce n’est pas un problème. Le bateau va traverser. A la capitainerie du port on nous a rassuré. Pas de tempête de prévue. Ça risque de brasser un peu, c’est tout. Je me souviens être allé sur cette île un été lorsque j’étais enfant. Ma mère veut y retourner. Comme un pèlerinage. A bord, je ressemble aux touristes. Après tout n’en suis-je pas une? Je m’accroche à mon siège et je ferme les yeux. Ma respiration tente d’absorber les mouvements des vagues. Je compte les minutes comme pour faire accélérer le trajet. 27, 23,15, 8….
Nous déposons le pied sur le plancher des vaches. Le petit port est accueillant. Les maisonnettes de pierres se chevauchent. Les pêcheurs sont de sortie. Ma mère a enfilé ses baskets. On peut faire le tour de l’île dans la journée. Nous décidons donc de courir la lande. Les bruyères sont en fleurs, elles se détachent dans le gris du ciel. Je respire les embruns. J’ai l’impression que mon corps s’ouvre sous l’effet de cet afflux soudain d’oxygène. Moi qui vit en altitude, je me saoule de l’air de sa terre natale. Je prends conscience qu’elle est un peu la mienne aussi. Les falaises se jettent dans l’eau turquoise. De gros rochers ronds, sombres semblent avoir été déposés là par le temps. Ici le sable est rouge. Plus loin, la plage blanche forme une anse. Nous longeons la corniche. En bas les galets roulent. Les pieds s’enfoncent dans la mousse. Des vaches paissent.
- C’est là. Tu te souviens?
J’ai soudain dix ans. Mes parents on décidé de venir camper avec un couple d’amis sur leur terrain familial.
Les vacances seront sommaires. Pas d’eau courante ni d’électricité. Les jerricanes qu’il faut remplir chaque matin. Les parties de foot, les baignades dans la crique. Et les soirées au son de la guitare. Les chants, les rires. Nous étions un bon groupe d’enfants, nous ne voyions pas le temps passer. Poisseux et salés de nos jeux aquatiques, nous courrions après les vaches en évitant les bouses. Mes parents étaient heureux. Ils étaient de retour sur cette terre du bout du monde. Ma mère retrouvait son équilibre. Elle avait la distraction qui lui manquait le reste de l’année, coincée dans l’anonymat de la grande ville, seule avec mon père.
11. Baraque
Ce matin ma mère me demande de la conduire vers le nord. Ces derniers jours ont été consacrés à visiter les traces de son passé. Aujourd’hui nous partons sur celle de mon père.
- Je crois que c’est à gauche, tourne pour voir.
- C’est sens interdit maman. Je pendrai la prochaine.
- Ça a tellement changé.
- Oh regarde, c’est l’emplacement de la fête foraine. C’est là que j’ai rencontré ton père.
- Ha oui? Vous faisiez du manège?
- Tu sais l’été de mes seize ans, ça a été le seul été de mon adolescence. Avant j’étais trop jeune, après j’étais fiancée. Le seul où j’ai vraiment profité. Avec les copines et les copains. Donc oui, c’est ici à la fête foraine que je l’ai rencontré. Il était trop marrant. Ce jour là il portait une chemise à fleurs et un pantalon de velours patte d’eph.
- Ha bon, il était hippie? Je croyais que c’était un loubard.
- Non! Il avait cette réputation parce qu’il avait cassé la gueule de son patron qui lui avait mal parlé. Mais en vérité il était un peu hippie sur les bords. Attends vas y tourne. Et ben dis donc ça s’est vachement construit ici. Voilà avance. Regarde c’est là. Arrête toi, tu peux te garer là?
- Oui. Je vais me mettre à l’ombre.
Devant nous, un large bosquet, du sable, des fougères. J’ai un peu de mal à imaginer une carrière et des baraques de bois. La nature a repris ses droits.
- Allez viens.
- Heu maman il y’a une barrière là. C’est une propriété privée.
- Viens je te dis.
Je marche à travers les fougères, l’odeur du sable s’échappe du sol réchauffé par cette journée d’été. Ma mère n’en finit pas de parler. Elle cherche le bassin et la source. Elle me plonge dans l’univers de mon père. Une ancienne carrière de sable. Une dune dressée en arc de cercle et au milieu des longues baraques de bois. Des jardins individuels, des potagers. Elle me raconte celui de ma grand mère paternelle, orné des coquilles Saint Jacques blanchies à la chaux. Elle me dessine les hortensias bleus, les roses trémières. Elle m’emmène au bord du bassin. Une source que les vieux avaient captée. Ils y avaient construit ce bassin de pierres et de ciment. Au moins eux, ils avaient l’eau à proximité. Pas comme à la cabane. Elle m’entraîne dans les jeux des enfants de la carrière, dans les jeux de mon père. On escalade la dune de sable. Elle se lâche du sommet dans un roulé-boulé. Je la suis dans ses éclats de rire et la poussière. La lumière du soleil filtre à travers les branches. Les fougères se parent d’une belle couleur dorée. Couchée sur le sable, le regard porté vers le passé j’écoute le chant de ma mère. Il raconte l’histoire de ce petit gars venu des terres.
Mon père a quinze ans. Il travaille comme les autres garçons de la famille. Il est le plus jeune. Il aime les voitures, les moteurs. Il aime conduire dans cette carrière alors qu’il n’a pas le permis. Son père connaît beaucoup de patrons. Il lui a dégoté cette place dans le garage. C’est un garçon timide. Dans cette famille on ne parle presque pas. On ne se plaint pas. On a la pudeur des sentiments. Le travail est la clé de voûte. On rentre le soir, on efface les traces de cambouis à la source. A table, on mange, on ne discute pas. Puis chacun a ses occupations. La mère de mon père est une toute petite femme, mais avec un très fort caractère. Elle gère la baraque au doigt et à l’œil. Les enfants sont grands. Les plus âgés sont déjà partis. Certains ont réussi. Surtout l’aîné. On peut toujours compter sur les aînés. Ils ont en eux cette ambition. Le père de mon père gagne bien sa vie. On ne manque de rien. Les garçons ont une mobylette. Mon père traîne après le garage, avec ses copains. Ils courent les filles. Ils enchainent les parties de baby-foot. Ils fument. Le week-end ils vont danser. Le vendredi c’est jour de paie. Cette semaine, le patron annonce qu’il ne paiera que lundi. Mon père n’est pas d’accord. Le patron ne lâche rien, il regarde son employé de haut, littéralement, mon père n’est pas très grand. Ils en viennent aux mots. Le vieux est agressif, mon père veut son fric. Il ne fait pas la taille. Il s’empare du premier outil qu’il trouve. Une clé à molette. Il assène un coup sur l’épaule du patron.
- Mais il n’a pas eu de problème? Je veux dire, il n’a pas porté plainte son patron?
- Non, ton grand-père s’en est mêlé. Il était respecté ton grand-père à l’époque tu sais. Tout le monde le connaissait.
- Et comment ça s’est terminé?
- Ton père a été payé. Et puis il a été viré.
- Mince.
- Il a pas mis longtemps à retrouver vas. Tu sais à cette époque là, le lendemain tu avais un autre boulot. Et puis c’était un bon mécano ton père. Il avait sa réputation.
- Dommage qu’il ne le soit pas resté. Il a toujours aimé ça les mains dans le moteur.
- Ouais! Il aurait certainement été plus heureux. Mais bon voila, l’entreprise familiale a eu raison de lui.
- Il aurait pu dire non.
- Ce n’était pas son genre.
- Ça aurait été différent pour vous deux aussi. J’imagine que vous ne seriez jamais partis si le grand-père n’avait pas monté sa boîte.
- Peut-être!
Le silence devient lourd. J’imagine que ma mère est repartie quarante ans en arrière. Je sens son énergie chargée d’émotion. Je quitte la dune de sable pour aller cueillir des branches de bruyères. Je pense à mon père. A son silence et son introversion. Je revois l’adolescent cigarette au bec, sa chemise à fleur séchant sur la balustrade de la baraque.
12. Des ploucs.
La soirée est douce. Notre serveur habituel nous propose de nous installer en terrasse. Cet hôtel est charmant. La vue sur la jetée incroyable. Dans les yeux verts de ma mère se reflète le bleu de l’océan.
- Comme vous m’avez dit que vous étiez de là-bas, j’ai récupéré ça chez une de mes tantes.
Il nous tend un album photos.
- Elle ne sont pas toutes de très bonne qualité mais, elles vous rappelleront sûrement des souvenirs.
- C’est vraiment très gentil. Je ne sais pas quoi dire.
- Feuilletez les tranquillement.
Les photos défilent. En noir et blanc d’abord. Les fêtes du village, les mariages, les baptêmes. Des gens en costumes. Des monuments aujourd’hui disparus. Le port, l’inauguration des bateaux de pêche. Une anecdote à chaque page. Des visages inconnus, d’autres familiers. Lui elle le connaît. C’est lui qui lui a donné le dégoût et la peur de l’alcool. C’est le voisin.
Ma mère a 11 ans. Il fait nuit, mais il faut aller chercher de l’eau. Le puit n’est pas tout près. Il faut passer devant quatre cabanes puis s’enfoncer au bout de la prairie. C’est son tour aujourd’hui. Elle sert la main de sa petite sœur. Elle n’aime pas quand c’est son tour le soir. La petite lampe n’éclaire pas plus loin que leurs pas. Parfois les plus grands se cachent et les surprennent. Pour leur faire peur. Pour de rire. Soudain, le cri. Un hurlement dans la nuit. Elles ont peur, elles sursautent, elles frissonnent. Ce n’est pas comme ça que les garçons s’y prennent quand ils veulent jouer. C’est le voisin. Elles passent devant sa cabane. Il est là, planté dans l’encablure de la porte. Il ne tient pas vraiment debout. Il doit être saoul comme d’habitude. Il hurle que des bêtes veulent le mordre. Dans la nuit les fillettes paniquent. Elles sont tétanisées. Il continue de pousser son cri rauque. Ses yeux sortent de leurs orbites. Il se désarticule, saute. Il tourne autour de sa cabane. Il s’approche. Ma mère tremble de tout son corps. Où sont les bêtes dont il parle? Elle ne voit rien, sa lampe est faible. Il est là tout proche d’elles. Elles sentent son haleine alcoolisée. Il parle, elles ne le comprennent pas, les mots sont écorchés. Sa femme tente de le calmer. Dans la nuit, les cris trouvent un écho. Les adultes sortent, un par un. On discute. C’est une crise de delirium tremens. Grand-mère éloigne les petites. Au puit. Vite.
Les pages de l’album tournent. Un concours de pêche. Encore des mariages. Le concours de la reine de beauté. Classées par années les reines s’affichent sur leur trône. Les yeux de ma mère cherche l’année mythique. Les pages de l’album s’immobilisent soudain. Elle est là. Accompagnée des musiciens. En arrière plan de la photo. Une voiture. Une Delahaye. Le visage de ma mère se ferme.
- Qu’est ce qui se passe?
- Cette voiture c’est celle de ton oncle.
Je comprends que le chevalier de la sœur aînée n’est pas arrivé dans un carrosse tiré par un cheval blanc mais dans une voiture de collection. Il vient d’une grande ville de province. Il vient ici en vacances avec ses amis. Ils louent chaque année une villa et un voilier. Ils sont riches. Ils sont cultivés. Ils regardent avec amusement ces paysans et ces pêcheurs dans leurs costumes et leurs sabots. Ils prennent plaisir à parler de sous développement. Ils n’ont pas tord. L’UNESCO vient de financer un plan pour la région. Au volant de son carrosse il est venu assister au bal. Il tombe amoureux. Elle est belle. Elle n’appartient pas à son monde mais il saura la modeler. Il rencontre grand-mère. Elle l’aime beaucoup. Il a une voiture, il parle bien. Il a une bonne situation. Dans la ville où il vit, il possède un bel appartement, dans un immeuble bourgeois. Ils partent. Il enlève à ma mère ses béquilles. Mais il est beau. Il a les moyens et sa sœur est heureuse. Ils ne reviennent pas souvent. Quand ils reviennent, elle porte des robes magnifiques. Elle apporte des cadeaux à tout le monde. Elle est maquillée et coiffée comme une dame. Ils ne restent pas à la maison. Ils prennent un hôtel en ville. Il a besoin de son confort. Ils ne séjournent pas longtemps. Les ploucs, ça va un moment.
13. Porter ses origines avec fierté
- Il employait réellement le mot plouc?
- Je crois oui.
- Mais pourtant je l’ai toujours entendu dire que c’était une belle région. D’ailleurs il y passait ses vacances avant d’épouser ta sœur.
- Il trouvait les paysages merveilleux c’est sûr. Mais il se moquait des gens. Il disait que nous étions enfermés dans des croyances stupides qui nous empêchaient d’avancer. Une terre d’arriérés et d’alcoolos à qui il fallait apprendre à parler français.
A travers l’enfance de ma mère, je commence à comprendre pourquoi cette terre tournée vers le monde, ouverte vers l’horizon, retient ses habitants plutôt que de les propulser au voyage.
Je fais un saut dans le temps je repars cinquante ans en arrière. Les parisiens, les bordelais qui viennent en vacances y critiquent le mauvais temps? On leur enseigne que c’est la pluie qui donne cette force à la nature qu’ils admirent tant. Ils ont pitié du soit disant sous développement? On les surprend en train de prendre une photo des femmes au lavoir. Ils pensent que les croyances sont stupides? Ils achètent pourtant les livres de contes et de légendes. Il faut porter la fierté de cette terre pour la vendre. Il faut faire face au dénigrement. Défiler en costume de velours, jouer des instruments tordus. Oui c’est notre identité! Ne pas baisser les yeux. De toute façon on nous fait comprendre que leur monde n’est pas le nôtre. Que s’adapter sera difficile. On a trop de retard.
- Il y a quand même quelque chose que je ne comprends pas.
- Hum quoi donc?
- C’est quand même une terre de marins, alors pourquoi presque personne ne savait nager dans la famille?
- La mer n’était pas vraiment un lieu de divertissement. C’était notre gagne pain. Même ceux qui prenaient le large, n’apprenaient pas. Ils étaient sensés rester à bord. Dans ma famille on avait pas vraiment les moyens de considérer l’océan comme un lieu de détente. Du côté de ton père ce sont des terriens. Ils ne sont arrivés sur le littoral qu’assez tard. Et l’océan ne faisait pas parti de leur vie.
14. Des comptes à régler
- Mesdames. Un thé? Nous avons reçu un nouveau thé blanc si vous souhaitez le goûter?
- Avec plaisir merci. Maman?
- Madame?
- Maman?
- Oui pardon qu’est ce que ? Oui un thé merci.
- Le monsieur te demande si tu veux un thé blanc?
- Ah oui oui c’est très bien.
- Tu lis quoi? La presse régionale. Et alors les nouvelles sont bonnes?
- Regarde ça. On se dépêche de déjeuner, je veux y être. On part au village dès qu’on a terminé.
- De quoi tu parles là ? C’est quoi cette histoire de route bloquée pour travaux? On avait dit qu’on irait lire à la plage. Il fait beau aujourd’hui.
- Et bien on passe d’abord là-bas. La plage, elle ne va pas s’envoler.
- La plage peut être pas mais le soleil. Bon tu m’expliques. C’est quoi cette histoire.
- Ils démolissent le quartier. Ils vont faire une grande place avec une aire de jeux et un skate parc. Ils commencent ce matin. Je veux y être j’ai des comptes à régler.
Nous revoilà donc parties une nouvelle fois sur la route. Direction le village. J’aime longer cet estuaire. Surtout à marée basse. Il y a quelque chose d’inexpliquée en moi. Je m’habitue à l’odeur. Je voudrais dire à ma mère, on s’arrête là et on part à la pêche aux coquillages. Mais elle est pressée, elle veux arriver avant le premier coup de tractopelle. Je me gare à l’écart. Nous continuons à pied. Le passage est bloqué. Il faut faire demi tour et arriver par l’autre rue. C’est là. Rubalise, engins, camions. Le démarrage d’un premier moteur emporte ma mère. Elle accélère pour être aux premières loges. Le tractopelle avance. Comme un joueur d’escrime il se place, face à sa cible. Il lève son long bras métallique prêt à l’attaque. Face à lui un bâtiment. École publique mixte, est inscrit sur la façade. Elle ressemble déjà à une ruine. On a pris soin de retirer les portes et les fenêtres avant. Un cercueil de pierres tout au plus. Le combat sera inégal. Le bras se déploie. Le coup sec retombe sur le toit. Le bruit de la pierre qui se fend, qui se brise. L’attaque n’a pas été suffisante. Le bras se redresse, plus haut, retombe. Cette fois le bois craque. La charpente est touchée. L’engin revient, recule, emportant avec lui les restes de sa victime. Dans sa mâchoire de fer les premiers gravas s’entassent. Un tour sur lui même et il les lâche à terre. Ma mère, exulte. Ses yeux brillent. Le combat se poursuit, après le toit, les murs sont éventrés. Je l’entends qui chuchote son bonheur. Je comprends alors que ce spectacle était nécessaire. Elle veut rester jusqu’à ce que la dernière trace disparaisse. Elle veut voir se dessiner l’horizon derrière l’amas de gravats. Elle voudrait cracher sur cette tombe de briques et de bois. Elle règle ses comptes.
Ma mère a sept ans. Elle se prépare pour l’école. Elle a mal au ventre. On est mardi. C’est jour de lecture à haute voix. Sa sœur la coiffe. Elle vante ses jolies anglaises. Elle noue un ruban rose au sommet de ses nattes. Il faut sortir. Sinon elle sera en retard. Elle sent la nausée poindre. Le goût du lait tiède. Elle sort dans le matin de printemps. La brise apporte avec elle l’odeur de la marée qu’elle aime tant. Elle inspire de toutes ses forces. Ses pas sont lents. Elle retarde le moment. La dentelière, le boulanger, le porche de l’église. Ses jambes vacillent lorsqu’elle franchit la grille. Sur le muret de pierre un petit chat la regarde. Elle voudrait se transformer en chat. Être libre de faire demi tour, se jeter dans les bras de sa sœur. Descendre sur la plage et passer la journée à chercher les conques. La cloche sonne. La salle de classe sent le papier et l’humidité. Elle retire son manteau. Frisson. Le poêle ne crache pas encore suffisamment pour réchauffer cette atmosphère refroidie par une autre nuit pluvieuse. La maîtresse claque dans ses mains. Il faut s’assoir. L’heure est arrivée. La maîtresse va désigner quelqu’un. Ma mère a les oreilles qui brûlent. Elle étouffe. Le couperet tombe, la maîtresse a prononcé son nom. Elle chancelle. Ses yeux se voilent d’humidité. Elle commence. Sa voix est faible. La maîtresse lui demande de parler plus fort. Elle tente de déchiffrer. Elle ânonne. Les syllabes s’entrechoquent sur ses lèvres. Les mots se suivent mais le rythme n’y est pas. Comment faire quand on ne comprend pas. La voix de la maîtresse est forte. La poigne de sa main aussi lorsqu’elle l’oblige à monter sur l’estrade. Humiliation. Elle sent que la maîtresse la pousse. Elle n’entend pas. Elle a fermé les yeux. À s’en faire mal. Elle est partie. Elle court sur la plage main dans la main avec sa sœur. La maîtresse l’oblige à passer sous le bureau. Elle ne veux plus la voir. Elle doit disparaître. Ça lui apprendra. Et mardi prochain elle a intérêt à connaître sa lecture. Le petit corps est recroquevillé sous le bureau de bois. Elle perçoit parfois le contact des deux jambes gainées de bas couleur chair. Elle ne veut pas ouvrir les yeux. De toute façon il fait sombre là dedans. Elle part. Elle court. Le bruit des vagues. L’odeur des algues. La saveur des coquillages. Le goût du sel sur ses lèvres. Les heures passent. Elle n’ose pas bouger. Son dos lui fait mal. Mais elle ne veut pas changer de position. Elle a peur que la maîtresse la gronde encore une fois. La cloche sonne. C’est l’heure de manger. Les deux jambes quittent l’habitacle de bois. Les cris des enfants s’envolent. Elle ne bouge pas. Claquement de porte. Silence. Elle est seule. Immobile, tétanisée. Ils l’ont oublié.
Le tractopelle vomit sa prise, le tas de gravats dans la benne du camion grossit. Ma mère observe. Plantée. Droite. Les bras croisés. Elle est ancrée, en équilibre. Les murs de pierres s’écroulent au rythme du va et vient des engins. Les hommes en jaunes s’activent. Les heures passent. Je propose de bouger. Elle refuse. Se trouve une assise sur le muret de l’autre côté de la rue. Une vue imprenable. Une tribune VIP. Il reste une façade. On ne peut pas la faire tomber comme ça. Il faut faire attention aux grands arbres derrière. Ils sont protégés. On a promis qu’on les laisserait. Ma mère s’impatiente. Habituellement, elle se positionne plutôt pour la protection des grands feuillus. Cette fois c’est autre chose. C’est elle, au centre de l’affaire. Alors cette fois, arbres ou pas, il faut y aller. Le tractopelle se repositionne. Il enjambe les restes de sa proie. De profil. En garde. Avec précision, le dard, s’enfonce. Plaie béante. Ma mère se lève. Elle est secouée de sanglots. Des larmes de joie. Elle a gagné. Cette école détestée vient de s’écrouler. À ses pieds. Elle a assisté à son agonie.
- Allez ma fille, on y va. J’ai faim.
Jackie H il y a 3 mois
Alors, deux jours de pluie et la protagoniste se plaint déjà ? Qu'elle vienne faire un petit tour en Belgique, elle va en voir tomber des hectolitres, de pluie 😆😆☔☔☔☔☔☔☔ les étés pourris, on connaît ça, et au Luxembourg aussi !
Un récit très bien mené, dont je n'ai pas pu me détacher malgré sa longueur... c'est un signe ! 🙂 Et j'ai bien aimé la façon dont la maman a savouré sa revanche sur un destin contraire... "Revenge is sweet", comme disent les Anglo-Saxons 😆
Claire Brun il y a 3 mois
Merci pour ce retour! ☺️