Les âmes éternelles
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Les âmes éternelles
ou Le temps incertain
Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l'heur passé avec toy regretter
Et qu'aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendreTant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour tes graces chanter
Tant que l'esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendreJe ne souhaitte encore point mourir.
Mais quand mes yeus je sentiray tarir,
Ma voix cassee, et ma main impuissante,Et mon esprit en ce mortel sejour
Ne pouvant plus montrer signe d'amante
Prirey la Mort noircir mon plus cler jour. »[Louise Labé (1524-1566), sonnet XIV]
Lorsque j’écrivis ce sonnet, j’étais encore pleine de désir d’amour, toute vivante de mes trente ans, jouissant de la vie, de l’amour, de mes amis et amants. Je ne souhaitais pas mourir. Je passais mes journées avec mes amis lyonnais, poètes et musiciens, ce cher Maurice Scève et sa douce muse Pernette du Guillet, la belle Clémence de Bourges sans qui je n’aurais pu publier. Nous discutions des merveilles du quattrocento italien, d’Erasme, de Pétrarque dont j’empruntais un sonnet. Nous philosophions sur la place de la femme dans la société, jusque-là si peu considérée. Que de riches heures tout empreintes de savoir et de beauté !
Puis le temps passa jusqu’à ma quarante-deuxième année, après cette épidémie de Peste qui fit périr tant de mes amis et qui me fit me retirer à Parcieux, malade, attendant la fin. Oui, je me souviens encore de cette fin d’année 1565, où advint « Ma voix cassée et ma main impuissante […] ne pouvant plus montrer signe d’amante », dernière survivante de ma fratrie emportée par la peste. Déjà dix ans que Pernette nous avait quittés, si jeune, et deux ans que Clémence avait également disparu. Je me sentais seule. Ma tristesse était alors si grande que je priais la Mort nuit et jour pour qu’elle vienne me prendre. Je désirais partir discrètement, effacer pour toujours l’image de la Belle Cordière, ainsi que mes amis et mes ennemis m’appelaient, les premiers mettant l’accent sur « Belle », les seconds, sur « Cordière », comme si le métier de mon père et de mon mari eût été dégradant.
Un matin, toutefois, me sentant un peu plus vaillante, j’eus le désir ultime de quitter quelques temps ma région lyonnaise pour découvrir la capitale du royaume – j’en avais fait la promesse à mon père sur son lit de mort – avant de rejoindre mes chères âmes disparues dans ce que je croyais être le lieu du repos éternel. Je préparai donc quelques bagages et « montai » à Paris. Le voyage durait sept jours francs au mieux : départ au pied de la Basilique Saint-Jean, Coche d’eau jusqu’à Chalon, puis la voiture de poste à quatre chevaux par Dijon, Troyes, Provins et enfin Paris. Oui, je me souviens de ce dernier voyage. On était fin août et la chaleur était encore étouffante. Je me rappelle les gens entassés dans cette gabarre déjà pleine au départ de sacs de charbon, d’agneaux et de poulets. Je me rappelle ce cadavre de vache flottant au fil de l’eau de la Saône, le ventre gonflé tourné vers le ciel, puis l’ardeur des rayons du soleil à Dijon, le froid nocturne si pénétrant à Troyes, la paille, encore humide des orages du soir, dans une grange à Provins où je ne pus fermer l’œil de toute la nuit.
A peine arrivée dans la capitale, je voulus « connaître » cette Sainte Geneviève dont mon père m’avait tant parlé, lui qui pourtant venait d’Italie comme notre grande Reine Catherine. Arpentant les quais de la grouillante cité, je laissai aux badauds, au loin sur la droite, la construction du palais des Tuileries par Philibert de l’Orme dont on apercevait les inextricables échafaudages de bois et grimpai la côte de la rue Sainte-Geneviève vers la basilique des Saints Apôtres où son corps reposait depuis dix siècles. Je me souviens de cet archidiacre, un très saint homme, qui me guida à travers l’histoire et les reliques de la Sainte. Il avait tant d’admiration pour elle que ses yeux brillaient en me racontant son histoire. Quand soudain, devant une icône de cette femme d’exception, je crus la voir vivante et fus projetée en arrière de mille ans. Ou bien, au contraire, fut-ce l’Histoire qui fit un bond dans le présent ? Tout me sembla si proche à cet instant. Je « sentais » Clovis, son épouse Clotilde, Saint Rémi… Je les « voyais » discuter et boire les paroles de la sage Geneviève comme s’il se fût agi de celle de Dieu lui-même. Déjà, à ce moment précis je me souviens avoir pensé « où est-elle à présent ? Je la sens si vivante ». Je savais qu’elle était là, mille ans après, quelque part, autre peut-être. Etait-ce cette religieuse qui priait près de l’autel ? Ou bien, dehors, cette marchande de pain d’épices au sourire angélique, qui m’avait réchauffé le cœur ? Ou bien, pourquoi pas, cet homme qui m’avait guidé sur les pas de Geneviève et pour qui son amour débordait de tendresse ? Tout se brouillait dans ma tête. J’eus une sensation curieuse au sujet du temps. C’était comme si les règles régissant les planètes et le soleil devenaient caduques. Ou alors, que le temps des horlogers n’était pas celui des âmes. J’étais si troublée que je me souviens même avoir demandé quel jour était-ce, et si l’on était au matin ou dans l’après midi, à cause du gris du ciel qui avait ajouté à ma confusion.
Ce six septembre 1565, de cette confusion était née une certaine compréhension de l’éternité. Tout comme aujourd’hui, je crois en savoir un peu plus sur ce phénomène, sur les âmes, les corps, les choses qui passent et celles qui demeurent. Et mes anciens vers de vieux françois me font encore trembler la main.
J’avais alors quarante deux ans, pas même la moitié de l’âge qu’avait Sainte-Geneviève lorsqu’elle eut quitté le Monde. Et pourtant je me sentais vieille, fatiguée, malade, et désirais mourir. Etait-ce parce que trop d’amants avaient usé ma bouche et mes seins, épuisant ainsi mon corps de son énergie vitale ? Etait-ce parce que, pour la première fois de ma vie, j’étais confrontée au vide immense laissé par la perte des êtres qui m’étaient les plus chers ? Je n’avais ni la force spirituelle de cette Sainte, ni sa dévotion si grande au point qu’elle parsemait son chemin de ce que les hommes appellent « miracles ». Alors que ce n’était pour elle, je crois, que choses naturelles qu’elle pensait être justes. Il me semblait qu’elle vivait dans un univers simple et direct où sa pensée, si pure et tant dénuée de vanité, se traduisait en effet immédiat. C’est ce dont j’avais pris conscience alors, tant inspirée par cette femme : que le temps mesurait les choses qui bougent, les gestes, le travail, la ronde du soleil et des planètes, les nuages passant à toute allure au-dessus de nos têtes, la vie des gens, celle des animaux et des arbres, mes nuits d’amour parfois si longues, et toutes ces choses mécaniques tout comme les aiguilles de nos horloges.
Alors que la lumière vespérale commençait à s’étendre sur cette grande ville, allongeant l’ombre portée des tours de Notre-Dame, je quittai ce lieu de recueillement et descendis vers les berges de la Seine. À nouveau, les forces commençaient à me manquer. Je marchai péniblement le long des berges, remontant le cours du fleuve vers l’Est, en rêvant à mes chers disparus, mon âme bercée par le clapot de l’eau. Peu à peu, la ville devint moins dense, l’agitation des hommes se fit plus rare, jusqu’à cette plage silencieuse de sable fin au confluent de la Seine et de la Marne. Je m’allongeai, fatiguée, et attendis la mort. Au matin, je frissonnai, curieuse de me voir couchée, encore vivante, sur le sol devenu froid dans la nuit. Sans doute Dame faucheuse ne me voulait prendre qu’en mes terres auprès des miens plutôt qu’inconnue dans cette ville. Je rassemblai donc mes dernières forces et repris la route de Lyon jusqu’à ma vigne de Parcieux.
Grâce aux soins de mes proches, je réussis à traverser un dernier hiver, bien que faible et triste. Le renouveau printanier, l’explosion des fleurs et des chants d’oiseaux, et la chaleur de mes amis italiens venus à mon chevet, me portèrent un peu plus avant dans le temps jusqu’à ce 25 avril 1566 où je sentis que la mort me venait prendre. La nuit avait été froide et ventée. Au matin, je fis venir mes fermiers et serviteurs que je remerciai en les exhortant de ne point pleurer. Je restai là, étendue sur mon lit et attendis, fixant la mince fissure du plafond qui s’était allongée depuis mon retour de Paris. Je ne sentis ni froid, ni peur, ni douleur et « m’envolai » apaisée et heureuse.
*****
Qui suis-je à présent ? Une femme ordinaire comme beaucoup d’autres. Tous ces « souvenirs » ne sont-ils que conjectures ? Peut-être. D’aucuns penseront que bien des esprits faibles peuplent les asiles d’aliénés, qui croient avoir été un jour un grand personnage ou avoir vécu dans son entourage. Bah ! Peu importe, ce n’est pas vraiment important. Ce qui est important pour moi, c’est qu’il y a le temps engendré par la révolution des planètes, et celui des êtres humains, le vôtre, le mien. Que les âmes sont éternelles et les souvenirs aussi. Que le temps peut être court ou long selon ce que l’on fait et le point de vue que l’on a. Combien de fois, lorsque nous partions en vacances en voiture avec les enfants, j’avais remarqué que la journée « durait » plus longtemps tout au long du voyage. Après avoir quitté notre appartement Genevois, nous foncions, joyeux, vers l’Italie : Lausanne, Montreux, Sion, Brig et les lacets infinis jusqu’au plongeon dans le Lago Maggiore. Les enfants aussi s’en apercevaient : « Maman, Maman ! On dirait qu’on est parti il y a longtemps ! ». Je leur expliquais alors que le nombre d’images de tous ces paysages parcourus était tellement plus grand que celui du simple trajet maison-école, entre la Place Plainpalais et la Rue des Deux Ponts, que cela donnait l’impression d’un temps étiré. Ou bien était-ce une façon de créer du temps. Moi-même, petite fille, j’observais des heures durant les fourmis et pensais qu’en raison de leur toute petite taille et de la quantité de travail qu’elles fournissaient, une journée devait leur sembler une éternité. Tout comme je me souviens, à l’âge de huit ans, de la durée immense de mes sauts du haut d’un rocher vers une pente de sable, me donnant l’impression de voler. Les femmes seraient-elles plus sensibles que les hommes à cette perception du temps ? Peut-être. Est-ce parce qu’elles sont directement impliquées dans la création de la vie qu’elles en perçoivent toutes les finesses et peuvent ainsi régler la vitesse de son écoulement ?
Jean-Marie Gandois il y a 3 ans
Merci Eric de votre commentaire qui me fait chaud au cœur. J'ai tenté de mettre en lumière des femmes hors du commun pour qui j'ai une très grande admiration. Je savais bien qu'évoquer le côté éternel des êtres était un peu osé pour la plupart des lecteurs mais, tant pis.
Eric Ausseil il y a 3 ans
Un bien bel article où l'on peut voyager, penser, réfléchir le long des mots et des paragraphes... Peut-être aussi ressentir cette profondeur où la plénitude de vivre et l'angoisse liée à chacune de nos interrogations, en leur étendue, agite en nous ; comme vos mots, qui font résonner chacun de vos vocables, que le fantôme de Louise Labé, peut-être, vous chuchotait à vos oreilles, lorsque vous écriviez, penché, je l'imagine, avec votre stylo épandant son encre sombre sur la feuille lumineuse.
Prince Of Panodyssey Alias Alexandre Leforestier il y a 3 ans
Merci ce voyage partagé ! ❤️